Le retour des Sehzades Ottomans
Le 23 septembre 2009, le ministre de la culture Ertuğrul Günay annonce officiellement la mort, dans son sommeil, d’Osman Ertuğrul Osmanoğlu. Ce décès, banal au demeurant pour un européen, n’est pourtant pas passé inaperçu dans ce bastion laïque du kémalisme. Né en 1912 à une époque où Istanbul s’appelait encore Constantinople, les soubresauts de l’histoire avaient exilé et dispersé sa famille. L’homme dont le gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan allait rendre un hommage national, 3 jours plus tard, avait incarné toute sa vie cet héritage impérial disparu.
Bâtie sur les ruines de l’empire byzantin, à qui elle avait ravi, en mai 1453, la dernière capitale du monde romain en Orient, « la Sublime Porte » (qui doit la paternité de son surnom à des émissaires du roi François Ier) va s’employer à structurer rapidement ce que l’histoire moderne retient sous le nom d’empire Ottoman. Venus de la taïga sibérienne lointaine, ces cavaliers d’origines indo-européennes avaient fini par se convertir entre le VIIIe et le XIe siècle à la religion de Mahomet. De conquêtes en mariages politiques, les Ottomans allaient s’étendre militairement durant près de 3 siècles et devenir le bras armé et expansionniste de l’Islam. Tantôt charismatiques comme Soliman le magnifique, tantôt faibles et jouets de leurs vizirs ou des janissaires, c’est une trentaine de sultans et de califes qui vont se succéder et menacer l’Europe jusqu’aux portes du Saint Empire Romain Germanique. Entre deux tasses de café et pâtes briochées, nos croissants actuels (legs du second siège de Vienne en 1683), l’empire des Osmanlis va se désagréger et vaciller lentement au cours du XIXe siècle. Devenu un « homme malade » dont les richesses aiguisent encore les appétits des différents empires et royaumes d’Europe, la révolution de juillet 1908 force le sultan Abdülhamid II à renoncer à son pouvoir absolu en faveur d’une constitution. Les deux guerres balkaniques (1912-1913) achèvent de plonger l’empire dans l’anarchie politique. Le pouvoir central passe aux mains du Divan, ce conseil qui tente de s’imposer face à l’influence grandissante de l’administration militaire. Mehmet V, sultan mis sur le trône par une contre-révolution (1909), se bornera juste à signer un texte proclamant le djihad contre les pays de l’Entente en 1914. Dans l’ombre de son palais de Dolmabahçe au bord du Bosphore, entend-il les cris silencieux de ces centaines de milliers d’arméniens assassinés sur la route de leur exode (1915) ? La fin de la première guerre mondiale préfigure aussi celle de la dynastie impériale. L’humiliation de la défaite et la crispation autour de la signature du traité de Sèvres (1920) vont fédérer les turcs dans leur opposition au système monarchique.
A peine monté sur le trône le 3 juillet 1918, le sultan Vahideddin Mehmet VI écrit les dernières lignes du roman de la vie d’un empire désormais réduit à sa simple expression. Refusant de résister à l’occupation étrangère, cette position est vécue comme une trahison nationale. Anglais et soviétiques se battent pour avoir la préférence du sultan tandis que la Grèce manœuvre en vain pour obtenir, en faveur de son souverain, le titre convoité de Basileus d’un nouvel empire chrétien orthodoxe. Héros de guerre et commandant des forces armées turques, Mustapha Kemal Pacha, écœuré, entre alors en dissidence armée. C’est un jeu de chat et de souris qui va se jouer durant plusieurs années entre le sultan et le futur Atatürk, vainqueur de cette joute. Le 17 novembre 1922, c’est à bord d’un cuirassier britannique que Mehmet VI s’enfuit pathétiquement de la capitale. A son successeur, Abdülmecid II, la Grande assemblée nationale de Turquie lui a concédé seulement des pouvoirs religieux et un titre de calife. Véritable fantoche, l’assemblée finit par s’en débarrasser en mars 1924 et proclame dans la foulée, la république. Les princes auront à peine un jour pour quitter le pays, les princesses une semaine.
Privés de leurs multiples palais et harems, les membres de la famille impériale se dispersent entre Europe, Moyen-Orient et Etats-Unis. Après une halte à Malte et dans le Hedjaz saoudien, Mehmet VI part mourir à San Remo (Italie), le 16 mai 1926. Mustapha Kemal refuse le retour de son corps qui trouvera finalement dernière demeure à Damas après d’âpres négociations. Abdülmecid II se réfugie à Nice et continue de maintenir autour de lui le protocole impérial, émet quelques protestations ci et là sans que le gouvernement de la république ne s’en émeuve, s’adonnant à sa passion : la peinture. En 1944, lorsque le dernier calife ottoman meurt, c’est le sexagénaire petit-fils de Mehmet V qui lui succède sur ce trône tombé en désuétude. En l’absence de mouvement monarchiste (interdit), le pieu Ahmed (IV) se retire peu à peu dans la lecture du Coran. Dix ans plus tard, c’est au tour de son frère de recueillir le drapeau du fondateur de la dynastie. Osman IV Fouad (1895-1973) est un héros de la première guerre mondiale. A 16 ans, on le retrouve déjà l’épée à la main dans la Cyrénaïque libyenne. Et s’il tente de diriger une contre-révolution dans le Kurdistan, à la chute de la monarchie, il doit cependant suivre en exil les autres membres de la maison impériale. A Rome, il tente de convaincre Mustapha Kemal de le laisser rentrer dans son pays au nom de leur amitié. Mais le nouveau président de Turquie, poussé par son ministre des Affaires étrangères et ancien fonctionnaire impérial, Ismet Inönü, refuse de faire la moindre exception. Doté d’une grâce naturelle et toujours habillé à la dernière mode parisienne, ce dandy adorait jouer des rapsodies hongroises sur son violon et refusait de voir le nom de sa famille n’être plus qu’une page de l’histoire. Lors de la seconde guerre mondiale, la réputation de soldat du prince était telle que le maréchal Rommel et les anglais se le disputèrent. Mais le prince Osman, qui avait apprécié les armées du Kaiser Guillaume II, refusa de se battre contre ses anciens « frères d’armes » autant qu’il ne souhaita pas combattre sous l’uniforme de ceux qui avaient contribué à la chute de sa maison. Cette loyauté impressionna tant le gouvernement français que celui-ci décida de lui octroyer un passeport français ainsi qu’à tous les membres de la famille impériale. C’est d’ailleurs en hommage au premier des Ottomans que la famille impériale va alors prendre le nom qui aujourd’hui est le sien, Osmanoğlu. Son neveu et successeur, Ali Ier Vasib (1903-1983), avait usé de ses proches contacts au ministère des affaires étrangères afin de faciliter l’obtention de ce passeport. La famille impériale garde de l’aura dans les familles royales du Proche et Moyen-Orient. Elle négocie le mariage d’une de ses princesses avec le jeune roi Faysal II d’Irak. Un vrai conte de fée dont la presse internationale s’empare mais les espoirs des Osmanoğlu seront ruinés par une révolution sanglante. Peu avant sa mort, ce prince apatride avait accordé un entretien au journal Hürriyet qui, horrifié du traitement dont faisait l’objet les héritiers du tombeur de Constantinople, fit part à ses compatriotes du dénuement total dans lequel vivait le prétendant impérial.
En 2006, le gouvernement turc fait réaliser, à grands frais, un documentaire sur les descendants de la famille impériale intitulé « Osmanoğlu’ nun Exile » (Les Osmanoğlu et l’exil). C’est le début d’une nouvelle politique dite néo-ottomane, de réhabilitation de l’âge d’or de l’histoire turque, initiée par les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP) qui se sont empressés de redonner sa citoyenneté turque au prétendant au trône. Les différentes princesses de la famille impériale avaient déjà été autorisées à revenir en 1952 mais il aura fallu encore attendre 22 ans à leurs alter ego masculins pour recevoir l’autorisation de revenir s’installer dans cette Turquie lancée à l’assaut de Chypre. Ce n’est qu’en août 1992 à l’invitation du Premier ministre que le prétendant au trône, Ertugul Osman V, découvre une Istanbul moderne qu’il avait quittée à l’âge de 11 ans. Il est ici en simple citoyen. Peu de gens connaissent ce petit-fils d’Abdul Hamid II qui vit dans un modeste appartement de New York entouré des souvenirs d’un passé qu’il va retrouver dans les chambres du palais du Topkapi dans lequel, enfant, il jouait. Il y a bien ces policiers qui le suivent mais le gouvernement n’a rien à craindre d’un homme qui a été longtemps absent des arcanes de la vie politique locale. Il ne réclame pas de retour à la monarchie, loue cette « démocratie qui fonctionne bien en Turquie » et s’abstiendra de critiquer Mustafa Kemal lors d’un entretien avec Al Jazeera (2008). Ses funérailles, quasi nationales, draineront des milliers des turcs venus s’incliner devant la tombe de leur sultan.
Installés depuis deux décennies en Turquie et réunis au sein d’une fondation, les membres de la famille impériale ont désormais repris toute leur place au sein de la société turque, dans un contexte politique qui leur est favorable. Le 44e chef de la maison impériale et ancien bibliothécaire, SAIR Bayezid Osman III (92 ans), laisse aux Sehzades (princes) cadets le soin de faire de la politique pour lui. En septembre 2013, le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, qui ne cache pas son admiration pour les Ottomans, rencontre officiellement à Londres, les membres de la famille impériale. Ultime chapitre du projet de réhabilitation de la dynastie impériale initié par l’AKP. Pourtant la politique du parti au pouvoir (depuis 2003) divise les différents descendant(e)s des sultans qui restent cependant majoritairement acquis à l’AKP. En dépit de l’existence d’un mouvement monarchiste installé en Allemagne (Club Ottoman), celui-ci ne rassemble qu’une petite partie de la diaspora turque. Enfermé dans un néo-ottomanisme césarien dont il submerge le pays, le président Recep Tayyip Erdoğan n’a pas hésité à remettre l’ancien alphabet impérial obligatoire dans les écoles turques ou à faire magnifier très librement la prise de Constantinople, dans un film controversé de 2012, digne des meilleurs productions hollywoodiennes (Fétih, 1453). Quand il n’ordonne pas la création de soap operas biographiques des anciens sultans. Récemment, un projet de loi a même été déposé au Parlement afin de déterminer quels rangs, statuts et pensions devaient être attribués à la famille impériale.
Si « l’Ottomanie » est désormais à la mode à Istanbul, les chances d’une restauration impériale restent minimes. Cependant rien n’exclut un changement soudain de politique par le Président Erdogan qui se veut désormais le nouveau champion d’un panturquisme islamiste et nationaliste. Il pourrait être, à la fin de son mandat, tenté de proclamer le retour d’un sultanat impérial sur ce modèle… britannique, dont il a vanté les mérites dans la presse internationale. Un ultime pied-de-nez fait à Bruxelles qui ne voit plus dans son pouvoir qu’un califat dictatorial de plus entre Asie et Europe.
Frederic de Natal
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