La famille royale des Deux-Siciles entre «orléanisme et légitimisme»
Lorsqu’en 1963 sort sur les écrans de cinéma le film « Le Guépard », le réalisateur Luchino Visconti, qui a adapté son œuvre du roman éponyme de Guiseppe Tomasi di Lampedusa à travers un formidable casting, nous fait vivre avec émotion et esthétisme les derniers jours du royaume des Deux-Siciles qui se dirige inéluctablement vers la fin de son histoire. Entre nostalgie et réalisme, quel est l’état du monarchisme des Deux-Siciles aujourd’hui ?
Créé au lendemain du Congrès de Vienne, le royaume des Deux-Siciles (Regno delle Due Sicilie) succède au royaume de Naples que le destin a mis sur la route des chevaliers normands, un chemin incontournable des croisades et dont la richesse attira l’appétit de plus d’un état européen. De Charles Ier d’Anjou, frère de Saint-Louis, qui en fut un roi (1266-1285) après avoir écrasé le dernier rejeton des Hohenstaufen au royaume d’Aragon, le royaume de Naples va finir par mêler sa fortune à celle de l’Espagne.
« Élevés au rang de royaume libre, ils seront tiens. Va donc et gagne: la plus belle couronne d’Italie t’attend » écrivait en 1734 la reine Elizabeth Farnèse à son fils, le roi Charles III. Il fallut peu de mois pour que ce descendant de Louis XIV ne s’empare de Naples, alors occupée par l’Autriche depuis le début de la guerre de succession d’Espagne. Proclamé «Rex utriusque Siciliæ », celui qui va fonder le palais royal de Caserte, petit Versailles italien, cèdera ses droits à son fils Ferdinand en 1759 afin d’occuper le trône à Madrid. La dynastie des Bourbon-Siciles vient de naître et va compter 4 souverains jusqu’en mars 1861.
Exception faîte des règnes de Joseph Bonaparte (1806-1808) et celui de Joachim-Napoléon Ier Murat (1808-1815).
Et si le royaume des Deux-Siciles doit son existence, c’est surtout grâce aux siciliens eux-mêmes. Irrités par la caractérielle Marie-Caroline d’Autriche, cette sœur de Marie-Antoinette, réfugiée avec le roi Ferdinand à Palerme qui menaçait de s’allier aux français, ils fomentèrent un soulèvement qui poussa la maison royale à signer un accord avec les Britanniques. Et le trône de leur être restitué finalement après le dernier baroud d’honneur du maréchal Murat qui avait laissé pour seul testament politique à ses anciens sujets, une politique libérale réformatrice qu’ils souhaitaient conserver. Des idées en contradiction avec celles du roi Ferdinand, qui en dépit d’un comportement plus proche du paysan de Calabre que celle d’un despote absolu, ne pouvait tolérer. Après une brève tentative de monarchie parlementaire (1820-1821), qui lui sera imposée, cette dernière finira son existence au bout des baïonnettes autrichiennes qui, appelées à l’aide, auront tôt fait, de remettre l’ancien régime en place.
Le royaume des Deux-Siciles sera constamment secoué par des révoltes libérales, influencées par les sociétés secrètes (carbonaris) qui préparent les siciliens et les napolitains au Risorgimento (Renaissance). Le règne de François II sera des plus courts. Un an et 8 mois. A 23 ans, lorsqu’il monte sur le trône en 1859, il subit la pression à la fois de la France impériale et de la Grande-Bretagne royale qui tentent de lui arracher des alliances contre l’Autriche et la Prusse. En mai 1860, Guiseppe Garibaldi débarque avec ses troupes en Sicile. Chemises rouges face aux costumes impeccables et rutilants des bourboniens qui seront bientôt défaits, 3 mois plus tard. Le siège de Gaète sonne le glas de cette monarchie qui avait vu la naissance d’une future organisation criminelle, que l’histoire allait bientôt retenir sous le nom de « mafia ». Acculé et en dépit d’une exaltation guerrière portée par la reine Marie-Sophie de Bavière, sœur de la fameuse « Sissi », François II n’aura bientôt pas d’autres choix que de négocier sa reddition. Le 17 décembre 1860, un plébiscite truqué avait achevé le rattachement du royaume au reste de l’Italie et dont l’unité s’était faîte sous le sceau de la maison de Savoie. « Ce séminariste habillé en général », dira un prince de Salina résigné dans « Le Guépard », démoralisé, capitule finalement le 13 février 1861 avant de partir en exil.
Si un gouvernement en exil est reconnu par la France, l’Espagne, l’Autriche et la Bavière, les manifestes de protestations du roi François II se perdent dans les méandres de l’échiquier de la diplomatie qui, peu à peu, finit par reconnaître les droits inaliénables de la Maison de Savoie sur la botte italienne. Même la noblesse sicilienne, pourtant si prompte à défendre son roi par le passé, avait fini par déposer les armes, entretenant malgré tout et secrètement le souvenir des Bourbons au sein de ses nombreux palais. Une famille qui va bientôt se déchirer pour un hypothétique trône. A la mort du petit-fils de François, le «roi Ferdinand III-Pie » (1869-1960), la maison royale se sépare en deux. D’un côté, celle de Calabre, de l’autre celle de Castro, du nom des titres respectifs des deux princes qui se disputent cette couronne de jure. Une querelle dynastique tout aussi comparable à celle qui va secouer le milieu monarchiste français dès 1883.
Car ici aussi, « orléanistes » s’opposent aux « légitimistes ». Non sans une certaine ironie. En 1938, le tenant de la branche dite légitimiste, l’infant d’Espagne Charles de Bourbon-Sicile (1938-2015), épousera la princesse Anne d’Orléans, fille du comte de Paris et prétendant au trône de France, Henri d’Orléans. Brefs instants de fusion où les deux camps crieront conjointement en italien et en français ‘« vive Le roi ! » sans que l’on sache vraiment à qui des deux princes s’adressaient ces manifestations de soutiens. Fiancé à l’infante Mercedes de Bourbon, héritière présomptive du roi Alphonse XIII d’Espagne alors sans enfants mâles, le prince Charles de Bourbon-Sicile (le grand-père du précédent cité) avait signé un acte de renonciation pour lui et ses descendants à ses droits à la couronne des Deux-Siciles, le 14 novembre 1900 à Cannes. Ce cadet, à qui rien ne prédestine à monter sur ce trône présomptif des Deux-Siciles, va pourtant voir celui d’Espagne lui échapper avec les naissances des princes Alphonse et Jacques-Henri en 1907 et 1908. A la mort sans descendance de son frère aîné Ferdinand III, affirmant que les risques de voir se réunir les deux couronnes d’Espagne et des Deux-Siciles sont désormais nuls, le prince Charles revient sur sa renonciation. Devenu veuf, il épouse la princesse Louise d’Orléans en secondes noces, arrière-petite-fille de Louis-Philippe d’Orléans. De ce mariage naîtront 4 enfants dont un fils qui donnera sa vie en 1936 pour le carlisme, le légitimisme espagnol. Mais ces prétentions ne sont pas du goût de son frère, Rainier qui se déclare lui-même prétendant à la couronne. C’est le schisme, les partisans de la mouvance monarchiste se divisent. Des monarchistes qui fidèles au principe, de Palerme à Naples, vont curieusement assurer la majeure partie du vote royaliste lors du référendum de 1946, dont les présomptions de trucage furent tout aussi fortes qu’en 1861, et qui consacre la république.
L’irrédentisme renaissant du sud de l’Italie va alors se mélanger avec les idées monarchistes. De cette république, le Sud n’en veut pas ou plus. De décennies en décennies, la nostalgie va grandir. Le 17 septembre 1993, est fondée l’Associazione culturale Neoborbonica qui promeut la restauration des Bourbons, réclamant la constitution d’un parlement et le rejet du Risorgimento, dénonçant ” un génocide social et culturel” orchestré par le Nord.
Photos des princes, relecture de l’histoire, les néo-bourboniens entendent se ré-approprier leur culture. Une date qui n’est pas choisie au hasard. Le prince Ferdinand IV (1926-2008, duc de Castro, grand-père maternel du prince Jean-Christophe Napoléon et fils du prince Rainier) était alors à Naples. Des milliers de napolitains s’étaient rassemblés pour ce retour triomphal que la mairie communiste n’avait pas osé interdire. Les drapeaux de l’ancienne monarchie avaient rapidement envahi la place du « plébiscite » pour accueillir ce prince dont le nom avait été cité, dans les chroniques judiciaires du Gotha, aux côtés de l’actuel comte de Paris, Henri d’Orléans, lors du procès du millénaire (1988).
A chaque groupe ou association monarchiste, son « souverain », son ordre sacré et militaire constantinien de Saint-Georges et ses sempiternelles batailles de communiqués. Ainsi, entre autres, au mouvement néoborbonico (associé au Parti du Sud dont la fleur de Lys orne son logo officiel) le duc de Castro, Charles (né en 1963), au Real Circolo Francesco II di Borbone, le duc de Calabre Pierre de Bourbon-Sicile (né, en 1968), tous deux faisant la promotion de l’identité culturelle, artistique, historique et spirituelle du Sud de l’Italie. D’ailleurs, les prétentions de ce dernier sont reconnues par la maison royale d’Espagne, la branche de Parme, le prince Louis de Bourbon et duc d’Anjou, le roi de Grèce Constantin II, le roi Siméon II de Bulgarie ou encore le défunt prince dom Pedro-Gastao d’Orléans-Bragance, représentant la branche orléaniste de la maison impériale du Brésil. Un certain désaveu pour le duc de Castro et son épouse qui alimentent régulièrement les meilleures pages des magazines peoples.
En janvier 2014, contre attente, les deux branches signent un acte de réconciliation. A la mort des deux prétendants au trône, selon l’accord, la succession devant échoir au seul prince Jacques, actuellement âgé de 24 ans et fils du duc de Calabre. Une volonté de mettre fin à la querelle, d’unifier les monarchistes bourboniens dans une Italie en crise politique ; le duc de Castro n’ayant que des filles que la loi salique empêchait de monter sur le trône.
Une réconciliation qui ne durera que deux ans. Sous prétexte de respecter les lois européennes qui interdisent toute discrimination des sexes, le duc de Castro met fin à la réconciliation et désigne sa fille aînée pour lui succéder. Une décision polémique condamnée par une large partie des monarchistes dépités par ce soudain retournement de situation. Et bien que tous les déplacements des deux princes drainent à chaque fois des milliers de néo-bourboniens, qui n’hésiteront pas à conspuer le prince Victor-Emmanuel de Savoie en 2003 (son fils aîné est titré prince de Naples), la restauration de la monarchie est-elle vraiment possible dans le sud de l’Italie ? A peine 10% des italiens du Sud songeraient réellement au retour du système monarchique. Une renaissance dont doutait lui-même le prince Ferdinand de Bourbon-Sicile qui avait déclaré au défunt « Bourbon magazine » : « Je ne crois pas que l’histoire puisse revenir en arrière. Il est important, par contre, que l’histoire ne soit pas écrite seulement par les vainqueurs (…). Mais même si aujourd’hui on parle beaucoup de sécession, je ne pense pas que ce soit une hypothèse praticable. La route du fédéralisme paraît sans doute la plus opportune ». Son fils est plus direct. Pour Charles, duc de Castro, qui a félicité pour sa victoire et rencontré officiellement le président Emmanuel Macron en juillet dernier, la question ne se pose pas. Il parle ouvertement « d’annexion illégale » et se déclare seul chef de la « famiglia Borbone delle Due Sicilie ».
Controversé et populiste, Le mouvement d’opposition “5 étoiles” a fait voter, le 3 septembre dernier, dans deux conseils régionaux italiens, les Pouilles et Basilicate, une loi décrétant le 13 février comme “Journée du souvenir des victimes de l’Unification italienne”. Une date symbolique qui signerait, peut-être aujourd’hui, le renouveau politique du monarchisme dans les Deux-Siciles et qui a des représentants dans les conseils régionaux. Une décision qui sonne comme une revanche pour l’histoire du royaume des Deux-Siciles.
Frederic de Natal