Simone Weil, L’enracinement
La lecture est un grand plaisir, et nous plaignons souvent les jeunes gens qui n’ont plus le temps – on le leur vole – de lire et se voient contraints de parcourir sans cesse de leurs yeux des surfaces rétroéclairées brûlant les pupilles les plus alertes…
Si la course d’un lecteur tombe un grand nombre de fois sur des trésors inattendus, des chefs-d’œuvre inconnus, des auteurs exceptionnels tombés dans l’oubli, il lui arrive aussi de se heurter à de mauvaises surprises et à des expériences douloureuses. La déception est d’autant plus amère que la lecture a été programmée avec envie et commencée avec ardeur.
C’est bien malgré nous que nous devons classer L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain[1], livre célèbre de la philosophe Simone Weil (que nous avons récemment nommée en évoquant un livre consacré à Gustave Thibon dont nous avons pu apprécier la pensée), parmi ces désillusions violentes.
Quelques bons amis nous en avaient conseillé la lecture, et notamment un brillant juriste et organiste, ainsi qu’une jeune et talentueuse étudiante en sciences politiques, écrivant quelques billets dans quelques media en vue. Mais je ne suis pas certain, aujourd’hui, que ces deux personnes de qualité ont vraiment lu l’œuvre de Simone Weil : peut-être se seront-ils contentés de quelques citations, de quelques passages, et des premières pages qui sont, il est vrai, fort prometteuses et remarquables.
Devant le nom de Simone Weil, les détracteurs sont sommés de se taire. Mon frère aîné lui-même m’a avoué ne pas avoir apprécié cette lecture, mais sans davantage de commentaires. Pourtant, les annotations qu’il a laissées en marge sont très dures, et moi-même les trouvais excessives avant de rendre les armes…
Un incipit (« Les besoins de l’âme ») très captivant, qui plante un sujet intéressant (mais quelques définitions manquent pour la suite) et un décor agréable, sensé[2], malgré une forte prégnance de la matière (et des contrevérités[3] dans le domaine de l’Histoire héritées de la prétendue Instruction publique de la IIIe République), triste erreur de la pensée de la philosophe, marquée par son temps et des idéologies mortifères : cela suffit à rendre myope. Cependant, le gros de l’ouvrage (« Le déracinement » pour « L’enracinement ») semble non achevé, et s’enfonce dans les pires – et les plus ridicules – facéties imaginables. Ce qui est triste avec les utopies marxisantes, c’est qu’elles semblent périmées dix ans à peine après avoir été exposées, et qu’elles paraissent d’emblée tout sauf enviables… C’est là que nous trouvons des folies sur la « triple propriété » (très datée dans le temps), l’absolue propriété de l’État (rêve hégélien poursuivi par la Révolution et à peu près réalisé dans les faits), le patriotisme le plus républicain qui soit et, véritable morceau d’anthologie, des fantasmes d’organisation du travail particulièrement attristants et dégoûtants (on y sent que, malheureusement, le ridicule pourrait tuer – au moins l’âme, si ce n’est le corps)… Il y a cependant de belles considérations éparpillées çà et là (sa philosophie du salariat par exemple). Mais il est aussi dangereux que néfaste de raisonner sur des bases sapées, minées. C’est d’ailleurs ce qui semble condamner ma génération, après avoir violenté la précédente… Nous savons qui remercier. Pour ne pas empirer la maladie, L’enracinement est encore un livre à laisser dans un vieux grenier.
Peut-être aurons-nous plus de chance en lisant quelque autre de ses écrits…
Jean de Fréville
[1]Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2011, 384 p.
[2]Certaines citations en témoignent : « Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence » (p. 40) et « La solution pratique immédiate, c’est l’abolition des partis politiques » (p. 41). Un bon sens qui n’a pas droit de cité en « République ».
[3]Comme celle prétendant que les « Espagnols » (mis pour l’occasion sur le même plan que les Anglais) auraient « massacré » les populations amérindiennes, page 66 ; ou que le « syndicalisme » à la française serait la pure continuité des corporations du Moyen Âge (p. 71) ; ou que « les Armagnacs étaient le parti des riches et les Bourguignons le parti des pauvres » (p. 136) ; sans oublier (p. 138-139) une conception aveugle du rôle du Midi dans l’histoire de France, prétendument toujours jeté dans la sédition (catharisme, protestantisme, Révolution) sans évoquer le moindre contre-exemple (alors qu’il y en a de très nombreux)… Et Louis XIV, le « totalitaire » (p. 152) a dit « L’État, c’est moi » (p. 151). Tout est affirmé de la manière la plus péremptoire qui soit.