Rendre inéligibles les élus condamnés… vraiment ?
C’est une martingale qui revient souvent, surtout à la gauche de la gauche, parfois à la droite de la droite… moins souvent car, chez cette dernière, on se méfie quand même un peu des juges. L’idée repasse, se présente toujours comme neuve, recoud ses oripeaux et remonte à la charge : elle veut sanctionner d’inéligibilité les élus condamnés: pour violences, pour corruption, détournement de fonds, etc.
Récemment, en juin dernier, c’était une proposition de loi visant à rendre inéligibles les coupables de violences sexuelles qui a été rejetée, entraînant l’ire de bonnes consciences féministes.
Une idée, bien légitime, parée d’une conception moderne et vertueuse de la vie politique : un élu étant une personne à laquelle on confie une « magistrature », un pouvoir ayant potentiellement des conséquences sur la vie des citoyens, voire sur l’avenir national, l’on peut concevoir qu’on attende de lui autant de probité que de dévouement.
Il n’en a pas toujours été ainsi : l’honnêteté en politique est une notion relativement neuve, moderne. Mazarin et Richelieu, pour ne citer qu’eux, ont servi la France avec un brio inégalable et, pourtant, s’enrichirent considérablement en exerçant leur office. Une telle pratique du pouvoir politique serait incompatible avec l’esprit moderne… et tant mieux en un sens : l’exigence publique s’est accrue avec les siècles, le sens du devoir envers le pays s’est couplé avec la conviction que le service rendu à l’État ne se satisfait pas d’accointances avec des puissances financières capables de corrompre. La mission de l’État, à laquelle les élus participent, implique prioritairement la protection de l’intérêt général, donc l’impossibilité de se trouver en situation de clientélisme vis-à-vis des consortiums financiers, des grands groupes ou des lobbies les plus riches.
Alors, dans cette logique, il paraît normal de souhaiter interdire l’accès aux fonctions électives à des gens que la justice a estimé malhonnêtes, corrompus ; leurs actions contreviennent aux principes mêmes qui sous-tendent aujourd’hui la confiance dont les citoyens leur ont fait témoignage.
Il en va aussi d’une forme de crédibilité : plus l’exigence de probité des représentants publics s’imprégnait dans l’opinion publique, plus l’idée d’un élu condamné se faisait insupportable. C’est aussi pour cela que la volonté de frapper de cette sanction ceux jugés coupables de violences, par exemple, s’inscrit dans cette mouvance. Un héritage discret du puritanisme, mais aussi une haute idée de l’État et de ses serviteurs.
Sur le principe, cette prétention n’aurait rien de condamnable, si elle n’était pas porteuse de tant de risques dans les faits. Car l’idée d’interdire une fonction élective à un condamné part d’un postulat lui-même erroné : que la justice, dans nos sociétés occidentales, serait neutre, infaillible, indépendante, parfaite !
Il faut clairement poser cette faille majeure et irrémissible du raisonnement sus développé : retrancher de la course électorale toute personne condamnée pour tel ou tel motif revient à confier au juge le soin de choisir qui peut se présenter au suffrage… et, surtout, qui ne le peut pas ! C’est donc considérer que la justice ne se trompe pas, que la justice est incorruptible, que la justice est impartiale. Si cela correspond aux vœux, et même aux principes de notre droit (une justice indépendance, objective et impartiale), et un objectif vers lequel notre système devrait tendre, ce n’est pas toujours la vérité.
Il existe sans doute des magistrats honnêtes, dévoués, impartiaux, rigoureux, et il n’est pas question d’eux dans ces lignes. Peut-être constituent-ils même la majorité du corps des magistrats, on ne peut que le souhaiter ! Mais il en existe aussi probablement qui perçoivent leur office comme un outil au service de leurs idéologies, de leur guerre personnelle contre telle ou telle faction de la société. On ne peut ôter de nos mémoires le sinistre syndicat de la magistrature, cet infâme repère de crapules qui n’avaient rien trouvé de mieux que d’épingler sur leur « mur des cons » l’image du père d’une jeune fille violée puis assassinée !
Et puis il y a aussi des magistrats, plus ou moins influençables, par les soubresauts de l’opinion, par un mot ou deux du pouvoir ou de leur hiérarchie, par les remous des éditoriaux… Sans avoir besoin d’envisager la corruption (la vraie), dont la magistrature ne semble pas être victime (en France, de nos jours).
Donner le pouvoir au juge d’interdire à tel ou tel de se présenter à une élection, c’est lui donner un pouvoir monumental et lui accorder une confiance disproportionnée. En fait, c’est mettre en la personne du juge la confiance que l’on présupposerait devoir aux élus ; il n’est pas innocent d’ailleurs que cette proposition d’inéligibilité trouve un écho de plus en plus favorable dans une époque qui est celle de la judiciarisation du monde, de l’avènement du « gouvernement des juges » au détriment du rôle politique lui-même.
Parce que les citoyens n’ont plus confiance dans leurs élus, ils sont de plus en plus prêts à remettre celles-ci entre les mains de juges, mais qui nous garantit contre le pouvoir de ces juges ? Qui s’assure que ceux-ci veillent réellement au bien-être de tous ou à l’intérêt général ? Il n’y a qu’un postulat technocratique qui puisse assurer cette compétence particulière du juge à se placer au-dessus du suffrage : c’est l’idée que le juge, en tant qu’expert, se place sur un terrain objectif, et défend une position scientifiquement justifiable.
Ce n’est pourtant pas le juge qui doit contrôler le politique. La défiance que suscitent de plus en plus l’Union européenne et le Conseil européen, deux organisations internationales qui symbolisent la quintessence du gouvernement des juges, devrait intervenir en guise de rappel. Le juge n’a pas à cœur l’intérêt général : lorsque ce ne sont pas ses idéologies qu’il sert sans vergogne, ce sont des textes qu’il interprète à la lueur de ses préjugés qu’il applique, tout simplement, sans autre considération. C’est à lui qu’il faut confier les litiges d’ordre civil ; éventuellement lui qui peut être le garant des libertés publiques, encore que nombre de cours tentent d’user de ce rôle pour commencer à atrophier le politique. Mais ce n’est pas le juge qui doit dire pour qui tel ou tel doit pouvoir voter. Car rien ne garantit sa neutralité dans un tel domaine, et surtout rien ne légitime qu’il se trouve dans une telle position de suprématie par rapport au pouvoir politique.
Alors, comment sanctionner l’élu corrompu ? En ne votant pas pour lui, serait-on tenté de répondre. Et puisque cela n’est pas suffisant, nous le savons bien, peut-être une autre solution serait-elle de réformer les institutions. Et, au-dessus des partis et des élections, qui ne sont pas illégitimes dans une France du XXIème siècle, mettre une autorité indépendante, soucieuse de l’intérêt général de par sa nature même. Cette autorité ne devrait pas sa place au suffrage, ce qui la rendrait indépendante des partis politiques (si corruptibles !), ni sa place à l’argent, ce qui la rendrait indépendante des puissances financières. Son sort serait indissociablement lié à celui de la France, et elle aurait à cœur de l’entendre, et de lutter contre ceux qui ne sont pas dignes de la servir.
Non pas le gouvernement des juges, mais le règne du bien commun. Vaste programme !
Stéphane Piolenc