Lettre d’un émigré. La fête 祭
Le mot « fête » fait partie de ceux qui sonnent aux oreilles du contemporain d’une façon bien étrange pour l’ancien – ou le nippon. Il témoigne si ce n’est de l’inversion complète non seulement des traditions mais aussi des vérités, du moins de l’indistinction molle et de la perte généralisée de sens dans laquelle nous baignons trop habituellement déjà. Cela n’est qu’une lointaine conséquence de la déchirure des liens, qui fut d’abord notre sainte relation au divin, puis par porosité naturelle, la destruction progressive de ceux entre les hommes que cela soit par leur anéantissement pur et simple ou leur perversion. Peut-être une sorte de descente en enfer dans la dégradation du lien. D’abord on pervertit ceux qui existent, puis on détruit ceux qui résistent, et enfin la perversion s’installe comme normalité dans les liens qui restent nécessaires pour survivre : l’homme est alors réduit soit à être isolé soit à être seul dans des liens pervertis. Il faut juste continuer à croire qu’une certaine disparition de la pression perverse peut redonner l’occasion au bon lien de ressortir, car il existe toujours quelque part, et au minimum par parcelles, quelle que soit la crasse perverse qui le recouvre.
Le Japon rappelle mieux que l’histoire encore la réalité des choses en ce qu’elle a d’incarné dans le concret. Ainsi pour la fête, qui reste fondamentalement ici ce qu’elle a toujours été. Le mot que l’on traduit – essentiellement justement – par fête, matsuri, résonne en effet bien différemment dans le cœur du Japonais. Si on en parle dans notre lointain ouest, on a tendance à se méfier, surtout lorsqu’on est jeune. Ce mot fait en effet tout de suite penser à la fête décadente tant dans les mœurs que dans l’esprit, qui ne montre que superficialité et matérialité. La fête que dénonce bien justement un Murray, qui devient bien le symbole de notre décadence. Oui, au fond la fête pratiquée quelque part révèle bien le degré de décadence d’une société.
La fête possède aussi pourtant un autre aspect, qui fait plus ancien, le côté fête du village, celle qui est bon enfant, entre personnes aux liens forts et réels, et surtout, la fête religieuse, pleine de joie dans la communion avec ses semblables et le divin.
Le Japon nous rappelle que le mot fête signifie avant tout « dévotion au divin », qui, par définition apporte la joie. Si on regarde l’étymologie du mot fête en français même, on se rendrait compte qu’il signifie avant tout « une dévotion religieuse », et les mots comme festin laissent même à penser aux banquets antiques qui étaient autant de repas avec les dieux : repas d’ailleurs si universels qu’on les retrouve dans la messe et au Japon aussi. Tout est lié, on peut vouloir faire semblant de tout séparer dans l’analyse, la réalité l’ignore et sera toujours obstinément synthétique.
Qu’est-ce qu’une fête au Japon ? Il suffira de prendre un exemple, ni spécialement traditionnel, ni spécialement immense. La fête peut-être grandiose, elle a surtout vocation à se retrouver partout parmi les hommes et le divin, au plus petit niveau qui soit.
Le matsuri en question est une fête des pruniers, lors de leur floraison. Rien de bien religieux mi diriez-vous, et pourtant… Le matsuri se déroule naturellement dans un sanctuaire, en journée, pour contempler les belles fleurs, avec quelques spectacles organisés par le sanctuaire, pour ravir les gens dans le respect des dieux – tels ces tambours nippons qui résonnent comme tant d’invocations au divin. Et partout, les ex-votos, la sérénité. Naturellement, on remarque les gens prier comme de rien au cours de leur promenade. Pas de séparation entre les choses : le lien avec la nature dans la contemplation des belles fleurs, est le même que le lien aux autres et le lien au divin, au fond. Quoi de plus naturel de s’émerveiller devant la nature en compagnie du divin, et le divin au cœur ? Pas de pressions sociales, simplement une communion.
Oui, une communion. Cela est clef, la communion n’est rien d’autre que le lien développé au maximum. Une société saine possède ses fêtes, occasions répétées de renouveler et d’approfondir la communion entre les hommes, la création et Dieu. Une fête qui ignore une des composantes n’est plus une fête. Une fête se fonde sur le lien, et donc ne peut-être que religieuse, ce qui relie les choses les unes aux autres.
Notre société n’a plus de fêtes, elle n’a que des succédanés de liens désincarnés, que matérialité, alcools, drogue, sexe, ou du moins pressions sociales, ne font que rendre superficiels et pire, entravent la possibilité du lien vrai de germer.
Au Japon rien de plus naturel les jours de fête, même lorsqu’on travaille, de communier avec ses collègues, en sachant, en parlant des fêtes qui sont communes à tous. Ces moments où l’on se sent en famille même avec des gens plus distants, ou avec lesquels on peut être en disharmonie. C’est quelque chose de si simple et de pourtant de si impensable en République. Quelle tristesse de devoir, trop souvent si ce n’est pas universellement, se cacher à Pâques, se terrer pour prier ses morts, s’évader pour adorer le Saint-Sacrement, à moins d’être résolu au martyr moderne, là où l’on devrait pourtant tous se retrouver dans le lien avec le divin qui irrigue le lien entre les hommes et la Création…
Paul de Beaulias