Introduction au point de rupture
Qui n’a jamais, suite à une remarque hasardement lancée en pleine discussion banale, fléchi le cours de la discussion, quitte à se voir taxer de réac’, ou bien de gauchiste (c’est selon le public de la discussion), qui ne s’est jamais vu questionner sur son engagement une fois une légère pique lancée en public ? Qui n’a jamais dû affronter la différence de pensée pour devoir ne serait-ce qu’affirmer son engagement ? Celui-là est un pleutre, ou bien un planqué, car celui-là n’a jamais participé au débat.
Il y a débat quant au débat, pour certains qui érigent la discussion et l’acceptation de la différence au Panthéon, le débat est le seul moyen pour avancer. Voltaire n’a-t-il pas dit « Je ne suis pas d’accord avec vous mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire » ? Effectivement il ne l’a pas dit. Pour d’autres cependant, le débat est stérile par nature dans la mesure où il implique des partis qui sont déjà convaincus si ce n’est persuadés. Le débat n’aurait de vertu en ce cas que d’exposer à un tiers les différents arguments quant à un sujet.
Pour moi, le débat d’aujourd’hui est superficiel. Parmi ceux qui ont déjà discuté de leur opinion avec d’autres, qui ne s’est jamais demandé d’où pourrait venir un point de rupture dans les différentes conceptions ? C’est là selon moi l’objectif du débat, qui ne semble malheureusement que très rarement atteint.
Ainsi, à l’aide d’une « échelle des concepts », j’ai essayé de déterminer ce point de rupture, qui soit universel, propre à tout débat.
Prenons un exemple, entre un catho de gauche et un catho de droite, le désaccord sur certains sujets de société trouve sa source, soit dans l’interprétation du dogme et de l’enseignement qui en est fait, soit dans de simples considérations de base, une sorte de sensibilité qui orienterait chacun de tel ou de tel autre côté de l’échiquier. Pour autant, entre un écolo athée et un catho de gauche, la différence est au moins aussi grande qu’entre un catho de droite et un natio athée lui aussi. Là où le premier désaccord trouvait sa source à petit degré de l’échelle des concepts : l’interprétation ou la sensibilité, le désaccord est cette fois d’un autre ordre. En effet, en remontant l’échelle des concepts, j’en ai déduit que la simple distinction entre idéalisme platonicien et matérialisme marxiste ne suffisait pas pour expliquer ces désaccords profonds et ne relevait donc pas du point de rupture.
La rupture se trouve au cran supérieur. Il y a désaccord profond, c’est-à-dire sur quasiment tous les sujets abordables, quand il y a d’un côté aspiration à la transcendance et que de l’autre il n’y a pas cette aspiration. Là où pour un individu aspiré à la transcendance (c’est-à-dire non pas croyant mais bien fondamentalement et sensiblement convaincu qu’un ordre supérieur régit un ordre inférieur, il y a relation du haut vers le bas), pour son pendant, pour l’immanent, c’est l’ordre inférieur qui doit régir et qui régit l’ordre supérieur.
Ce constat peut sembler basique si ce n’est évident, pour autant il en résulte quelques conclusions qui devraient nous permettre de changer l’orientation de nos discussions.
Ainsi, on comprend que le débat entre deux croyants ne trouvera pas son point de rupture au même degré que le débat entre un croyant et un non croyant. Plus largement, le fait de croire est assez anecdotique dans la mesure où l’aspiration à la transcendance ne se résume pas à la croyance. Un agnostique sera lui plus aspiré à la transcendance qu’à l’immanence.
De ce fait, le débat entre un musulman et un juif n’impliquera pas un point de rupture aussi élevé qu’entre un agnostique et un athée.
Il importe donc d’adapter sa discussion. La première conversion aujourd’hui est celle de l’aspiration à la transcendance. Il s’agit, face à l’infinie tristesse d’un ordre inférieur maître, de témoigner, d’illustrer la dimension sublime d’un ordre supérieur. Cet ordre supérieur implique espoir, lequel est facilement niable sans le premier. Le débat fondamental aujourd’hui est de convertir les foules à la transcendance. Une fois cette conversion appliquée, le point de rupture aura régressé d’un degré, etc.
Convertir au sublime pour convertir au beau. Toujours rechercher le point de rupture pour ne débattre que de lui, puis l’abaisser d’un cran pour en débattre à nouveau. Voilà quelle devrait être la vocation du débat. Les discussions télévisées et orientées par les journalistes entre politiques du même bord ne mèneront à rien, elles ont pour objectif presque assumé d’exposer des thèses différentes, elles ne briguent l’appellation de débat que par façade et mise en scène.
La conversion sera d’abord philosophique.
François Joseph Triponé