Tournez manège…
L’homme n’a jamais été naturellement bon. Il n’est un peu moins mauvais que par la grâce et par l’exercice ascétique et exigeant des vertus. Lorsqu’il s’en souvient, il s’extirpe, pour un temps, de sa gangue de médiocrité, au risque d’y retomber car l’effort est rude et la ténacité n’est guère un don ordinairement partagé. L’arche du monde est assourdissante et étourdissante le plus souvent. Rares sont les périodes où, malgré les heurts inévitables, les violences et les guerres, surgissent soudain des faisceaux de lumière ne cessant pas de briller par la suite. L’historien Pierre Gaxotte rappelait en 1936 que « le maître-mot de la France au grand siècle, ce n’était pas la raison, comme on l’a dit, mais la gloire. Et que la France ce n’était pas la mesure, mais la grandeur. » La France contemporaine semble avoir oublié cette démesure, sauf pour sombrer dans des abysses de tiédeur et d’aberrations comme tant d’autres pays en sa compagnie.
La perversité des systèmes politiques en cours consiste à abrutir et à menacer. Abrutir en distribuant largement le pain et les jeux du cirque moderne, en dédommageant ce qui est soustrait ou sacrifié par ailleurs, en caressant dans le sens du poil, de la facilité, du péché ; menacer en pointant du doigt les déviants, ceux qui pensent, qui lisent, qui parlent, qui chassent les mensonges et les idées toutes faites, servies sur tranches par ceux qui dirigent et qui trompent. Un bout de nez qui dépasse d’un masque obligatoire est alors regardé comme un crime, bientôt dénoncé par des compatriotes zélés, candidats idéaux pour tous les régimes nostalgiques des pères de l’Église marxiste, léniniste, maoïste, castriste etc., ceux-là mêmes qui ne cessent de brandir les « heures les plus sombres de notre histoire ».
Les méchants, ceux qui s’escriment à hanter les justes dans les Saintes Écritures, ne sont pas prêts de déposer les armes et de prendre leur retraite. Ils mènent les immenses troupeaux qui les suivent ou les craignent sans l’ombre d’une hésitation. Pourtant, ils ne devraient pas crier victoire trop tôt, malgré les apparences. Jean Giraudoux, dans sa pièce La Folle de Chaillot, fait ainsi parler la Folle s’adressant à Irma :
« Évaporés, Irma. Ils étaient méchants. Les méchants s’évaporent. Ils disent qu’ils sont éternels, et on le croit, et ils font tout pour l’être. Il n’y a pas plus prudent pour éviter les rhumes et les voitures. Mais pas du tout ! L’orgueil, la cupidité, l’égoïsme les chauffent à un tel degré de rouge que s’ils passent sur un point où la terre recèle la bonté ou la pitié, ils s’évaporent. »
Notre actualité nous pousse à croire l’inverse et, cependant, il est vrai que les méchants s’évaporent lorsqu’ils s’approchent de la lumière. Hérode, roitelet sans envergure et tyran ordinaire, a fondu comme neige au soleil en présence du Christ dans son Incarnation, et tous ses stratagèmes, toutes ses gesticulations ne servirent de rien. Comme lui, tous les maîtres de l’histoire ne soupirant qu’après leur propre gloire utilisent des paroles hypocrites pour tromper leur monde, mais les hommes sont-ils vraiment dupes depuis le temps que la roue tourne ? Ne sont-ils pas plutôt complices, par peur, par opportunisme, par paresse ? Les débats présents, depuis début 2020, autour de cette « crise sanitaire », montrent bien qu’Hérode a de beaux jours devant lui puisque ses sujets n’hésitent pas une seconde à se soumettre, se contentant d’informations officielles pour se faire un avis déjà tout emballé et estampillé. Là encore, le fin Giraudoux relève justement dans son Ondine, par la bouche d’Yseult, le propre de l’homme contemporain :
« Le plus bête des hommes voit toujours assez clair pour devenir aveugle. »
Cela rejoint la réflexion de Cassandre à Hélène dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu :
« Moi, je suis comme un aveugle qui va à tâtons. Mais c’est au milieu de la vérité que je vis en aveugle. Eux tous voient, et ils voient le mensonge. Je tâte la vérité. »
Mieux vaut peiner à effleurer la vérité que de patauger allègrement dans un mensonge qu’on se refuse de voir et de nommer.
Une lassitude s’installe en ceux qui n’ont pas démissionné et qui continuent de faire effort pour reconnaître la vérité au quotidien. Tout semble tellement bien ficelé, entravé, bâillonné. Le découragement ou la lâcheté ne datent pas d’aujourd’hui, y compris chez les catholiques. Lors du terrible conflit créé par les lois de séparation de l’Église et de l’État, la réaction des spoliés fut parfois très molle, même si de beaux mouvements de franche résistance surgirent. Monseigneur Thurinaz, évêque de Nancy, pointa du doigt « les catholiques qui sont dominés et aveuglés par une double passion, la passion de la servitude envers l’État et la passion des concessions perpétuelles et universelles. » La hiérarchie, sauf exceptions notables, n’échappe guère à cette critique et mériterait d’être fustigée de façon identique, bien que dans un contexte différent. Le dialogue et le consensus transforment bien des hommes en relais monocordes, en « voix de son maître », sans même le désir de tirer sur la laisse. Paul Claudel, dans son Ode jubilaire pour Dante, écrit :
« J’en ai assez de ces Républiques d’un jour et de tous ces tyrans l’un sur l’autre en une procession risible. »
Petits tyrans la plupart du temps, car même la tyrannie réclame un certain talent, ceux-là qui ne cessent de dénoncer une petitesse chez les récalcitrants et les résistants qui se battent pour la liberté et la vérité. Une telle inertie, parfois même trahison, de ceux qui sont revêtus de l’autorité et qui n’exercent qu’un pouvoir tout humain, risque de fatiguer les meilleurs et les plus fidèles, de créer un climat de révolte, de rébellion, d’insurrection. À force de faire tourner le manège, il finit toujours par se trouver des enfants que cela ennuie et qui n’ont qu’une hâte : descendre de leurs chevaux de bois pour enfourcher de véritables montures. Tournez, manèges, comme les puissants tournent toujours autour du pot pour ne pas dire clairement ce qu’ils vont imposer à ceux qui n’ont d’autre ressource que de se taire et d’obéir, masqués et aseptisés. Il faut leur redire avec Jean Racine, dans Les Plaideurs :
« (…) Hé ! faut-il tant tourner autour du pot ? (…)
Pour moi, je ne sais point tant faire de façon (…) »
Tourne, manège : nous devinons bien ce qu’il cache car il n’est pas simplement celui que le forain fait tourner pour la joie des petits. Il est aussi ce qui trompe et ce qui ment, ce qui assiège et ce qui séduit pernicieusement, comme le manège d’un homme qui veut posséder la femme d’un autre, ou celui du voleur cherchant à distraire sa victime pour mieux la dépouiller.
Il est difficile à l’homme d’être sans artifice et de ne pas se construire son propre manège. Il est tellement rassurant de tourner en rond en prétendant chevaucher vers des contrées inconnues. L’enfant, dans son innocence, a le droit de se prendre pour un preux chevalier lorsqu’il monte son cheval de bois. L’homme, lui, n’a pas d’excuse et, s’il se dit naïf, n’est en fait que menteur et enchaîné à ses passions. Tourner en rond n’est pas digne d’un homme. Le lion en cage sait que son honneur de monarque est blessé lorsqu’il est forcé de mettre ses pas dans ses propres pas, indéfiniment.
Dans Macbeth, William Shakespeare met ces mots dans la bouche de Lady Macbeth qui influence son mari et le pousse à tuer le roi Duncan :
« Mais je me défie de ta nature : elle est trop pleine du lait de la tendresse humaine pour que tu saisisses le plus court chemin. Tu veux bien être grand ; tu as de l’ambition, mais pourvu qu’elle soit sans malaise. Ce que tu veux hautement, tu le veux sainement : tu ne voudrais pas tricher, et tu voudrais bien mal gagner. »
Elle finira par obtenir ce qu’elle veut lorsque ce « lait de la tendresse humaine » se sera tari et qu’il n’en demeurera pas une seule goutte au coin des lèvres de son infortuné époux. Nos princes ou ceux qui se croient tels sont ainsi faits : ils ne cessent de tuer le Roi car leur cœur est sec et qu’aucun lait ne perle à la commissure de leurs lèvres. Ils persécutent le roi qui est en chacun, de par son élection baptismale, faisant croire que nous ne sommes que des esclaves. À nous d’arrêter le manège et d’enfourcher le cheval rouge.
P. Jean-François Thomas, s. j.
On aimerait bien savoir ce qu’est le “cheval rouge” qu’on devrait enfourcher !
Il suffit de lire l’Apocalypse. Je pensais que la référence était connue. D’où le titre du superbe roman de Eugenio Corti “Il cavallo rosso”, “Le Cheval rouge”.