Révolutions
Dans le cœur des Français, s’est glissée une graine empoisonnée depuis 1789. Il aime battre au rythme des révolutions, des révoltes, des épurations et des règlements de compte. Notre cœur serait-il devenu mauvais au point de ne souhaiter que violence, de se satisfaire de manifestations et de grèves incessantes qui contiennent tant de rancoeur et de jalousie ? Les frères Goncourt notaient dans leur Journal en 1853 : « Les révolutions sont tout ce qui nous reste des jeux du cirque ». Les politiciens bourgeois abonnés à la petite semaine gauchiste appellent jusqu’à aujourd’hui à la révolution, tel ce tribun d’une nouvelle Terreur espérée, n’hésitant pas à déclarer lors d’une de ses multiples harangues que « le peuple de France est d’abord un peuple de rebelles », ceci dans une ambiance de sinistre carnaval qui appelle de ses vœux un chaos révolutionnaire bienvenu en cet anniversaire de Mai 1968. L’hystérie révolutionnaire, à la fois idéologique et irrationnelle, bouillonne toujours dans notre sang. Cela fait frémir car il suffirait d’une étincelle pour embraser de nouveau notre société. A force de glorifier, depuis deux siècles, les « valeurs » des républiques ayant trouvé naissance dans l’amoncellement des victimes égorgées au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, les Français ne se rendent plus compte que leur nature a adopté une habitude mortelle, celle de la bassesse qui n’a même plus honte de ce qu’elle est. Bien sûr, demeurent des exceptions : ce sont les héros et les saints, mais ils ne se comptent pas par fournées entières, contrairement à la masse des foules serviles.
André Suarès, dans un texte datant des années 1930 et publié dans Valeurs II, souligne très justement que « où que ce soit, et si bonne soit la cause, les foules soulevées sont viles. Quand elles seraient composées de dix mille bonnes têtes, toutes intelligentes, généreuses, honnêtes, l’hydre n’en serait pas moins stupide, lâche, prompte au crime et à toutes les cruautés. Les plus nobles révolutions, s’il en est, se font ignoblement. Le tyran s’en rend maître par la vilenie. En lui, il propose aux foules l’infamie qui les travaille, qui n’ose pas se montrer et qui, longtemps contenue, enfin éclate. La vilenie du tyran présente à sa plèbe sa propre vilenie sous une forme héroïque ; L’un est le pavillon de l’autre et son garant. (…) L’explosion de la profondeur infâme et des égouts cachés a ce caractère terrible d’être sans doute irréparable. L’habitude de l’ignominie est prise : elle ne se dissimule plus. Elle s’étale et n’en a pas honte. La Révolution dure toujours. L’État avili ne redoute plus de vivre dans la conscience de ce qui le déshonore : il y est fait au contraire, et parfois on dirait qu’il s’y sent à l’aise, qu’il s’y trouve bien. Il y respire sans effort : cet air ne le suffoque pas. Les plus vils se croient en droit de l’être. »
Ne vivons-nous pas actuellement de cet héritage d’ignominie considérée désormais comme la marche à suivre ? Lorsque les politiques se gargarisent des « valeurs de la république », ils ne font qu’habiller avec de nouveaux oripeaux les idées folles ayant entraîné la ruine spirituelle de la France. La solidarité révolutionnaire ne meurt jamais, pas même lorsque les tyrans se déchirent entre eux, lorsque le peuple élimine un tyran ou lorsqu’un tyran mate le peuple. L’infamie est plus forte que tout le reste. Notre pays vit toujours comme si la princesse de Lamballe avait été dépecée hier, comme si la turpitude de la populace éructant sa haine de l’Autrichienne retentissait aujourd’hui dans les rues de Paris. Cette pérennité est un signe diabolique car le Malin ne lâche jamais sa proie si elle a le malheur de le courtiser une fois. Notre pauvre pays est comme une vigne qui subit le supplice du pressoir d’où jaillissent des flots de sang à intervalles réguliers. Nous avons tant l’expérience de l’entassement des paniers où se retrouvent mêlées les têtes des victimes, celles des bourreaux, celles des maîtres d’un jour, celles des esclaves de toujours.
Notre âme a été avilie, notre vie intérieure est tarie, celle qui nous permettrait normalement de réagir aux mensonges et aux manipulations alors que nous acceptons sans broncher le pire qui puisse s’imaginer. Nous mangeons servilement les nourritures frelatées qui nous sont servies, et d’ailleurs nous réclamons d’autres portions, à tel point que nous ne sommes plus capables d’utiliser notre simple bon sens pour analyser une situation et découvrir où est la vérité. Nous avons remplacé l’âme par les tripes auxquelles notre époque rend un culte de latrie. L’apôtre des Gentils adjure déjà les Philippiens à ce sujet dans son épître : « Leur fin (celle des ennemis de la Croix), c’est la perdition, eux qui font leur Dieu de leur ventre, et mettent leur gloire dans ce qui fait leur honte, n’ayant de goût que pour les choses de la terre. » (III.19)
Les révolutions flattent toujours le mouvement des tripes. Elles érigent des autels à ces nouvelles idoles. Antoine de Saint-Exupéry, dans Citadelle, décrit « l’opulent de ventre » qui se regarde comme une idole et qui adore ses propres diamants qui sont de toc. Il semble que notre Cité se soit vidée de ses vertus, de son honneur, ne frémissant plus qu’au rythme des plaisirs, des fêtes, des manifestations, des violences. Nous sommes à deux doigts d’une conflagration monumentale. Rien ni personne ne pourra maîtriser le flot en furie. Nous nous mordrons les doigts et nous déchirerons nos vêtements : trop tard.
Quand allons-nous entendre enfin, dans notre pays, dans l’Église, les voix qui nous secoueront de notre avilissement et nous feront prendre conscience de l’énormité de notre médiocrité ? Nous nous lamentons souvent des cataclysmes de la nature. Pourtant leur violence n’est rien comparée à notre violence de barbares. Ce qui menace le monde n’est point un hypothétique réchauffement climatique ou une pollution galopante mais notre vilenie d’âme et la déification de notre ventre.Tant que nous n’aurons pas abandonné nos réflexes de bassesse, nous ne pourrons pas réagir et nous redresser pour affronter ce qui nous menace vraiment. Quand donc tous nos révolutionnaires en herbe seront-ils terrassés par la Lumière et finiront-ils comme Julien l’Apostat en s’écriant : « Tu as vaincu, Galiléen ! » ?
Il ne dépend que de nous de ne point prêter l’oreille aux sirènes de ce temps, de résister à temps et à contre-temps, sans souci de notre image ou de notre réputation, de notre carrière et de l’opinion. Fuyons la masse et ses modes, ses refrains et ses tics, ses plaisirs et son narcissisme. Il ne nous est pas demandé d’être dans la foule qui acclame le Christ à son entrée à Jérusalem, mais d’être seuls, fidèles, en éveil à Gethsémani et debout au Golgotha. Nous ne sommes pas des révolutionnaires et des tripes mais des disciples et des âmes. Notre place n’est pas parmi les fous furieux ou les manipulateurs. Elle n’est pas au sein du troupeau dont parle si justement Georges Bernanos : « Réduites à elles-mêmes, les démocraties finiraient par se manger, comme l’animal légendaire. Elles ne sauraient se passer d’un allié comestible. C’est pourquoi chacune d’elles a eu sa race de sots, entretenue à grands frais, améliorée, transformée, par une savante sélection, magnifique, inépuisable troupeau ! »
Le peuple de France est d’abord un peuple fidèle.
P.Jean-François Thomas s.j.