Liquidation
L’Histoire sainte ne cesse de nous rappeler combien l’homme est constamment infidèle et que les conséquences d’une telle trahison sont toujours tragiques. Les pleurs du prophète Jérémie, dans ses Lamentations, coulent en un flot ininterrompu sur le visage du monde. Lorsque les hommes ne répondent plus aux lois morales et divines, tôt ou tard le châtiment survient, châtiment que l’être humain s’impose à lui-même car, tout en sachant que des causes identiques produisent des effets similaires, il n’en retourne pas moins à ses erreurs, tout en se plaignant à chaque fois qu’il est puni. Les justes comme les méchants pâtissent et sont écrasés. Ils sont alors les seuls à élever leur voix au sein des ruines. Le malheur français et ses épisodes sanglants depuis plus de deux siècles ne nous apprennent rien et nous continuons à foncer tête baissée dans le vide. Plusieurs auteurs ont écrit récemment sur la « liquidation », dont Frédéric Rouvillois avec un ouvrage intitulé justement Liquidation, ou Olivier Marleix dans Les Liquidateurs. Le premier étudie très finement le saint-simonisme du président de la République en poste, et le second s’attache à démonter tous les processus de destruction planifiée de l’économie française par le même dirigeant, par ses maîtres et ses disciples. Liquider les réalités anciennes, qu’elles soient religieuses, culturelles, politiques, économiques, tel est le programme et l’action de ceux qui nous dirigent depuis des décennies, ceci sans se cacher, en toute impunité et en érigeant le mensonge comme instrument essentiel de l’art de gouverner.
Les propos de cette petite chronique ne se veulent pas étroitement politiques puisqu’il ne s’agit pas de militer pour tel ou tel parti au sein du régime républicain. Ils se tiennent à distance, en attendant des jours meilleurs avec la restauration d’un véritable Lieutenant du Christ au service de Dieu et de ses peuples. La liquidation qui est en cours est celle de l’essence française. Certains commerces, touchés durement, affichent sur leur devanture : « Liquidation totale ». On finit par se demander si le propriétaire et les employés sont dans les lots sacrifiés, et cela est hélas probable, puisque tous se retrouvent parfois sans revenus, sans avenir; mais cette faillite conduit encore plus loin, à savoir la perte de l’esprit français puisque le tissu social s’effiloche. En 1936, au sein d’une guerre civile espagnole sans merci, Georges Bernanos écrit dans une lettre aux officiers du Duquesne qui l’avaient reçu à bord :
« Je crois que le malheur des Français est de ne plus oser être français. Ils ont commencé au XVIe siècle par être Grecs et Romains, au XVIIe ils se sont travaillés pour fournir au monde civilisé un type d’homme universel, dans le genre des assommants héros raciniens. La Révolution leur a donné un moment l’illusion d’être délivrés des cuistres et des bourgeois (c’est dans ce sens que Mgr le comte de Chambord écrivait jadis : Ensemble et quand vous voudrez, nous reprendrons le grand mouvement de 89). Mais, fomentée par les cuistres, la Révolution est tombée entre les mains de la bourgeoisie, après avoir été exécutée par quelques milliers de sacristains sanglants. Est-ce que nous recommencerons toujours ? Je comprends qu’on soit dégoûté des grands mots, des mots à majuscule. Mais c’est vrai qu’il y a de grands mots, et les grands mots s’écrivent avec une majuscule. Le ridicule n’est que de les employer à tort, d’en décorer des choses de rien. […] Moi je vous dis que le monde est las des Patries qui mentent comme des chiennes, et des États dont la signature, au bas d’un traité ou d’un billet de banque, ne vaut pas plus qu’un pet de lapin. Nous ne sommes plus ni craints, ni honorés. »
La cause de cette décrépitude contemporaine plonge ses racines très en amont de notre époque, mais cette dernière est bien pleinement responsable de ne pas avoir réagi, pactisant avec le diable et ses sbires. Les démolisseurs ne sont pas près de baisser la garde et leur entrain ne faiblit pas. Une sorte de peste spirituelle et intellectuelle fait rage, bien plus dangereuse que toutes les épidémies du monde car rien ni personne ne peut s’en protéger totalement. L’hypertrophie de la communication au détriment de l’action, la confiscation de tous les pouvoirs et de toutes les responsabilités par une « élite » détestant les racines françaises, la sauvagerie des relations qui méprise le bien commun ont conduit notre pays à sombrer et le saignent à blanc.
Si nous avons déclaré notre propre faillite et sommes en liquidation judiciaire, ce mauvais choix n’est pas irrémédiable. L’infidélité n’est pas une fatalité et l’homme est toujours « capable de Dieu », pour reprendre l’expression thomiste. Même le Déluge n’a pas éradiqué l’homme de la surface de la terre, Dieu ayant voulu donner une chance encore, comme Il le fera sans cesse tout au long de l’histoire de la Révélation. Cependant, l’être humain est face à ses propres décisions qu’il prend en toute connaissance de cause. Ce que Klaus Schwab et Thierry Malleret énoncent dans leur livre Covid-19 : la Grande réinitialisation fait frémir car ils s’affichent bien comme partisans, sinon acteurs, d’un projet révolutionnaire qui passe par l’anéantissement du monde « d’avant » pour imposer un nouveau type de société et, à terme, un autre être humain, fruit d’une redéfinition de l’humanité. Les auteurs concluent avec un acte de foi envers une idole païenne, la Terre Mère :
« Nous sommes maintenant à la croisée des chemins. Une seule voie nous mènera vers un monde meilleur : plus inclusif, plus équitable et plus respectueux de Mère Nature. »
Ils n’hésitent pas à accumuler les lieux communs cachant une vision totalitaire fondée sur la formule de Nietzsche :
« Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. »
À partir de ce postulat, tout est permis et il est nécessaire de procéder à la liquidation de tout ce qui est considéré comme ancien. Ailleurs, ils appellent à leurs côtés Spinoza avec cette citation :
« La peur ne peut se passer de l’espoir et l’espoir de la peur. »
Leurs alliés politiques et financiers ont réussi à faire table rase en bien des endroits et leur entreprise est de poursuivre le travail jusqu’au bout, tels ces démolisseurs d’églises et d’abbatiales au moment de la Révolution et de l’Empire. La peur est instaurée, mais l’espoir est bien ténu, aussitôt étouffé dans l’œuf. La liquidation ouvre l’ère de la surveillance avec les moyens les plus sophistiqués qui soient, ce que Shoshana Zuboff nomme le « capitalisme de surveillance » dans L’Âge du capitalisme de surveillance, ceci sans s’émouvoir. La peur instaurée par le virus mondialisé qui paralyse la plupart des pays permet de convaincre les plus réticents :
« [La plupart des gens] seront alors prêts à renoncer à une grande partie de leur vie privée et conviendront que, dans de telles circonstances, la puissance publique peut légitimement passer outre les droits individuels. »
Ceci sans aucun retour possible, ou presque. L’événement du 11 septembre 2001 n’est alors qu’une timide répétition, puisqu’il fut suivi par des mesures sécuritaires désormais acceptées par tous sur toute la surface du globe. Ainsi, pas à pas, se met et se mettra en place un schéma de liquidation totale du « monde d’avant ». Il ne sera plus temps de se découvrir soudain nostalgiques. Il faut ruer dans les brancards maintenant ou jamais.
Osons être hommes, osons être français, osons les mots en majuscule et les actions en altitude, comme le soulignait Bernanos en son temps. La liquidation peut être retournée contre elle-même, car le mal se ronge les pieds comme autant de catoblépas.
Jean-François Thomas, s. j.