Le refus du compromis
Il n’est pas rare, au sein-même de familles de pensée reposant sur une annonce et une défense explicite des principes de la loi naturelle et de la vérité surnaturelle, d’entendre des voix qui invitent constamment à une timide modération, au compromis avec ce que le monde impose, à une réserve prudente dès qu’il s’agit de monter au créneau. Il est toujours pitoyable d’entendre des voix autorisées parce que revêtues de responsabilités pour le bien commun, déclarer qu’elles risquent d’aboyer si rien ne change, qu’elles vont enfin prendre des décisions drastiques, toutes déclarations suivies par le vide le plus absolu, le silence le plus pesant.
Il fut un temps, pas si éloigné de nous, où polémistes et pamphlétaires ne se contentaient pas de mots mais agissaient pour essayer de redresser notre pays et de le remettre sur les rails. Louis Veuillot écrivait le 21 juillet 1859 :
« Quand l’heure de l’empire universel viendra, où se trouveront les bras pour résister ; mais surtout où se trouveront les cœurs ? La force aura fait sauter toutes les frontières en même temps que tous les remparts. Il n’y aura plus de rochers, plus de cavernes, plus d’îles ni de déserts où la liberté puisse espérer un refuge ; mais ce qui manquera surtout, ce seront les volontés, ce seront les âmes. »
Et poursuivant :
« Alors, aucune voix ne sera autorisée à parler sur la terre qui ne dise : « Tout est bien. Les vœux de l’humanité sont accomplis. L’humanité boit, mange et s’amuse ; elle est affranchie de la superstition et de l’inégalité. Elle règne chez elle et sur elle-même. Elle possède tous les biens que tous les sages ont désirés : l’humanité est Dieu. » Et il n’y aura pas une voix qui, entendant cette voix, ose ne pas répondre : Amen ! »
Extraordinaire vision de l’avenir qui, dans le détail d’ailleurs de l’intégralité du texte, correspond parfaitement à la situation contemporaine. Les seuls hommes qui refusent de dire Amen sont ceux qui haïssent le compromis, qui ne signent pas de pacte avec le diable et qui ne se contentent pas d’une coexistence pacifique avec l’ennemi en armes. Pour cela, il faut être prêt à sacrifier tout ce que le monde considère comme étant important : carrière, honneurs, reconnaissances, fortune, réputation et, surtout, par-dessus tout, sa propre vie si besoin est. Nous savons exactement à quel moment le lent et terrible processus de désintégration a commencé. En mai 1863, Mgr Édouard Pie déclarait à Bordeaux :
« Le but de la Révolution c’est l’anéantissement du christianisme public, le renversement de l’orthodoxie sociale. Détruire les derniers restes de l’antique édifice de l’Europe chrétienne, et, afin que la démolition soit définitive, abattre la clef de voûte autour de laquelle les derniers débris encore subsistants pourraient tôt ou tard se rapprocher et se rejoindre, voilà l’œuvre à laquelle les mille voix de l’impiété convient ouvertement notre génération : voilà le travail de désorganisation auquel nous assistons. »
Connaître l’origine du mal ne suffit pas. Encore faut-il retrousser ses manches pour essayer d’enrayer l’épidémie.
En ces temps troublés où les rois chrétiens tentèrent de sauvegarder la liberté des pèlerins dans les lieux saints par des croisades répétées, survient l’épisode de la rencontre entre saint François d’Assise et le sultan al-Khâmil en 1219, à Damiette. Les récits ne manquent pas sur cet événement, certains dignes de foi, d’autres plus teintés de légende dorée. Le saint a risqué sa vie et a manqué être mis en pièces. Son entrevue avec le roi d’Égypte est tout sauf un dialogue œcuménique ou inter-religieux ! Il n’a pas traversé l’armé sarrasine pour comparer les bienfaits des deux religions et pour débattre du sexe des anges mais pour convertir ce sultan, et son peule à sa suite. Il propose d’ailleurs l’ordalie, pourtant déjà condamnée par le récent concile du Latran en 1215, afin que la vérité puisse éclater aux yeux du souverain et de ses « prêtres », mais ces derniers refusent de se soumettre à l’épreuve du feu. Saint François n’a point travaillé pour un compromis avec l’erreur mais pour que le feu de la charité et de la vérité puisse toucher toutes les âmes. Sa position est exactement à l’opposé du compromis politique accepté plus tard par François Ier avec Soliman, ceci au risque de faire éclater l’unité européenne chrétienne.
Paul Claudel note, dans son Journal, cette jolie formule à propos d’un de ses collègues du Quai d’Orsay : « Il a été envoyé en omission diplomatique. » Rien de pire en effet que les manœuvres politiques qui débouchent sur des accords ne reposant pas sur la vérité. Notre histoire ancienne et récente nous fournit maints exemples d’alliances entre la carpe et le lapin qui accouchent de monstres impossibles ensuite à maîtriser. Il est vraiment que, bien souvent, nous nous découvrons impuissants à contrer ce qui est mauvais, mais rien ne nous empêche de ne point y adhérer. Sous le fallacieux prétexte qu’une opposition frontale au mensonge, à l’erreur et au mal risquerait de nous couper de la vis sociale, nous buvons les breuvages empoisonnés sans même faire la grimace dorénavant. Pour notre défense, nous dirons que nous faisons de notre mieux. Léon Bloy, à ce sujet, remarque dans son Exégèse des lieux communs :
« Faire de son mieux. C’est le refuge, le trottoir et le parapluie de la conscience, j’ose le dire. Quand on ne peut rien faire du tout, on fait de son mieux. C’est indiscutable. »
Une telle attitude permet de demeurer silencieux et passifs en présence de toutes les aberrations et de toutes les injustices. Derrière le compromis se cache toujours la lâcheté dont Georges Bernanos disait :
« La lâcheté est une carrière non moins enviable que la sottise, mais d’un profit tellement plus sûr ! »
Que les partisans d’un empire universel sans Dieu, sous les auspices d’une république sans foi, pratiquent le compromis et la lâcheté, n’a rien d’étonnant car cela respecte bien les moyens qu’ils se donnent et les instruments dont ils s’équipent. En revanche, que des catholiques ou des monarchistes mettent leurs pas dans un bourbier similaire, cela a de quoi surprendre, scandaliser et attrister.
À notre époque, beaucoup ont peur d’être fichés comme doctrinaires, intégristes, intolérants, rigides, que sais-je encore. Tous ces qualificatifs ne sont que des intimidations de la part de ceux qui sont, en revanche, particulièrement idéologues dans leur souci et leur ténacité à détruire ce qu’ils ont reçu en héritage du passé. Il ne faut pas se laisser impressionner, continuant à annoncer ce qui est vrai, à temps et à contre-temps. Bernanos écrivait encore, dans un de ces fragments non rassemblés :
« Notre République ne le cède à aucune autre pour l’importance et la prospérité de ce cheptel : son sot est gras à souhait, naturellement respectueux du ventre auquel il est destiné, mais rendu plus docile encore par de bons maîtres qui l’élèvent dans l’horreur de toute violence, de tout excès, font de lui ce qu’on appelle un animal bien pensant, c’est-à-dire inoffensif. »
Il se trouvera toujours des bien-pensants pour expliquer qu’il faut arrondir les angles, que les paroles du Christ dans l’Évangile sont relatives, qu’il faut mettre de l’eau dans son vin, que le gris est la couleur à la mode, que les torts sont toujours des deux côtés, qu’il faut marcher sur la crête, que le noir peut-être blanc et inversement, que le oui ne signifie pas forcément oui et le non pas forcément non… Pourtant, l’histoire des hommes prouve à quel point ceux qui ont vécu sans compromis et sans compromission ont apporté leur pierre à l’édifice de la civilisation chrétienne. Rien de tiède sous la plume des Pères et des Docteurs de l’Église, des mystiques et des contemplatifs, dans l’action des rois respectueux de la loi divine comme saint Louis ; point de crainte et de respect humain à afficher clairement des convictions et des décisions qui ne provenaient pas de leurs opinions, aussi éclairées et intelligentes fussent-elles, mais de la vérité intangible de la Loi divine. Il serait temps de retrouver une flamme identique.
P. Jean-François Thomas, s. j.
S. Éphrem, ss. Marc et Marcellien
18 juin 2020