Le Poëte et le Roi, par le R. P. Jean-François Thomas
Poëte avec un tréma et non point un accent grave, car tel l’écrivait Paul Claudel ne suivant pas en cela la réforme orthographique de 1878. Un poëte est un roi en son domaine. Un roi est poëte en son royaume. Le premier a souvent composé pour le second, pas toujours de façon désintéressée et sincère, mais cela n’a pas affecté son talent ou son génie. Claudel ne connut point les rois en terre de France. Il vécut en revanche les dernières décennies de l’empire chinois et fut témoin de funérailles impériales. Homme de tradition, non point tellement par ses origines familiales mais par son attachement viscéral à toute la richesse du catholicisme, il fut aussi roué en politique puisque diplomate au service de la République. Il cacha souvent ses véritables convictions, sauf les religieuses. Il s’afficha même, au moins à la fin de sa vie, comme un démocrate radical, cultivant bien des amitiés dans les milieux progressistes de son époque. Pourtant, il saute aux yeux qu’en d’autres circonstances il aurait épousé une autre cause. Il l’avoue d’ailleurs dans l’éloge de son ami diplomate et catholique Paul Petit, décapité par les Allemands à Cologne en 1944 à la suite de la publication de nombreux articles contre le nazisme : « C’est ainsi qu’en bon citoyen jadis, ennemi du désordre et de l’anarchie, / Rien au monde ne m’eût rendu royaliste que le rétablissement de la monarchie. » (Résistance spirituelle)
Mais le « bon citoyen » ne connut point le rétablissement de la monarchie et garda soigneusement sous le coude ses convictions profondes afin de ne pas courir le risque d’altérer une carrière diplomatique qui s’annonça dès l’origine comme brillante. Il faut lire son Journal (hélas toujours incomplet dans sa publication) pour lire entre les lignes et saisir l’attirance, sinon l’attachement, du poëte envers le roi. Alors qu’il est jeune et brillant consul de France à Tien-Tsin, en Chine, il prend la peine de découper, dans le journal Le Temps, une conversation du comte de Chambord datée de mars 1871 et révélée par le colonel de Parseval qui avait connu le prince et obtenu d’une religieuse les notes prises alors par les deux interlocuteurs du roi. Il colle ce papier le jour de son quarantième anniversaire, à la date du 6 août 1908, étrange et symbolique coïncidence surtout pour un homme aussi attaché à lire, dans le moindre signe, le doigt de Dieu. Il ne cache pas son admiration, dans le style télégraphique propre à son Journal : « Admirables paroles du Comte de Chambord. » Cet enthousiasme trouve son origine dans les paroles du Prince imprimées dans le journal, ceci en rapport avec la politique : « Parfois on demande quel sera mon programme, il est bien simple. C’est l’Évangile tout pur, sans en retrancher un iota, car j’ai la conviction profonde que l’Évangile est le code du gouvernement tout aussi bien que celui des individus. » Voilà déjà qui ne pouvait qu’attirer l’attention et l’adhésion du poëte ; mais la suite l’intéresse au plus haut point car Henri d’Artois expose les motifs de son refus lors de l’affaire de Bordeaux, lorsque Thiers prétendit offrir une restauration monarchique immédiate : « Le premier est que je me serais vu obligé de signer le démembrement de la France et ce n’est pas la coutume de ma famille. Le second, c’est qu’en remontant sur le trône, dans les conditions qui m’étaient faites à Bordeaux, j’aurais renouvelé la faute que commit Louis XVIII ; sur des bases révolutionnaires il crut pouvoir restaurer un trône légitime et ce trône est tombé. Ce qui est révolutionnaire en France, c’est encore plus les idées que les hommes. Pour moi, je ne peux rentrer en France qu’après qu’il aura été fait table rase des institutions révolutionnaires, car je ne peux revenir dans ma patrie que pour tout sauver, et si je reprenais ma place avec les institutions dont je parle, je ne pourrais que tout perdre. » Le Prince signale ce qu’il faudrait démolir : le code Napoléon en ce qu’il renferme bien des éléments contraires à l’Église, comme les lois sur l’hérédité et sur le mariage ; puis l’Université, « triste mère de la déplorable génération qui vient de donner sa mesure à Sedan » ; et aussi la centralisation, « funeste réseau départemental » qui implique que les fautes et les malheurs d’un seul se transforment en catastrophe nationale. Le Prince ne rejette pas le suffrage universel en principe, mais ne l’accepte que si les membres du corps social se prononcent en quoi ils sont compétents, et pas au-delà. Il croit à la rénovation de la vie municipale, provinciale et nationale : « Les fonctions doivent être proportionnées aux charges et aux lumières, et d’autre part le chef de l’État ne peut être mis en tutelle par ses sujets. » Quant à la question de savoir quand se réalisera ce plan très sage, la réponse ne l’est pas moins et résonne comme très actuelle lorsque nous l’entendons aujourd’hui : C’est donc l’anarchie qui est au bout de tout cela. Dieu sait que je ne voudrais en rien l’appeler sur mon pays. Mais cela ne m’empêche pas de la prévoir. Ce n’est pas la fidélité à mon principe, qui est celui de l’autorité, qui la rend inévitable, c’est l’obstination des hommes qui aiment mieux périr que de renier la Révolution. Eh bien ! l’anarchie fera d’abord cette œuvre de démolition sans laquelle on ne peut rien restaurer en France de solide. Elle réalisera la table rase qu’aucun gouvernement ne peut faire par lui-même ; elle ouvrira les yeux des aveugles sur la grande duperie révolutionnaire, et puis commencera mon rôle. » Ici le Prince est bien le Roi, celui qui ne meurt point puisque son héritier prend aussitôt le flambeau. Lorsqu’il parle de son rôle, il s’agit de celui du Roi, dépassant telle ou telle personne. Et il poursuit : « Quand la France, déchirée en lambeaux par les partis furieux, se sentira acculée à l’abîme, elle cherchera enfin une main qui la délivre. Le libérateur ce sera moi. Dans son sauveur, elle reconnaîtra son Roi, et j’entrerai en France comme mon aïeul Henri IV est entré dans Paris en le délivrant. »
C’est alors que Claudel ajoute son commentaire : « C’est la tendance vers l’unité qui a fait la monarchie ; c’est la réaction contre l’unité fausse (fédéralisme, syndicalisme) qui la refera. » Le poëte a compris le roi. Il note aussi que « M. » (Maurras) n’a pas fait la théorie monarchique mais l’a comprise. Cependant, il ne partage pas l’admiration de Maurras pour Auguste Comte et « sa manière réaliste de concevoir la monarchie », comme il l’écrit à Suarès le 10 février 1911, missive où il avoue aussi que Maurras « hait autant que moi la démocratie. » Claudel, en secret, ne pouvait être que légitimiste car il regardait bien la monarchie dans sa dimension sacrée, d’où cette résonance des paroles du Prince. Il écrit dans la même correspondance que ses préférences sont bien pour la monarchie, mais qu’elles sont intellectuelles et que, donc, « pour l’instant, cette monarchie est un rêve et un homme de pensée a d’autres devoirs que de se mêler à la cohue des carrefours. » Cependant, ce n’est pas par hasard si ses réflexions sur la déclaration du Comte de Chambord datent des mois où il prépare sa pièce L’Otage, terminée en 1910, qui sera justement une confrontation entre l’ancien et le nouveau mondes, entre Georges de Coûfontaine, émigré revenu au pays et s’attelant à reconstruire sur les ruines révolutionnaires avec sa cousine Sygne, et Toussaint Turelure, préfet de la Marne, ancien novice bénédictin, acteur sanglant de la Révolution. L’enjeu est de sauver le pape Pie VII, caché par les Coûfontaine et menacé par Turelure. L’intrigue, parfois mal ficelée, fut généralement très mal reçue par les critiques. La raison en est justement que le poëte signa là son texte le plus « monarchique », donc très étranger à la compréhension des Français de l’époque. On se prend à rêver d’un Claudel vivant sous l’autorité d’un roi serviteur de la foi et protecteur des arts. Le poëte s’attacha à la tradition, la rendant toujours pus vivante et étincelante. Il transcrit dans son Journal cette citation de Chesterton : « La tradition donne un vote à la plus obscure de toutes les classes, nos ancêtres ; elle est la démocratie des morts. » (Orthodoxie) Si une démocratie doit être sauvée, c’est bien celle-là, et uniquement celle-là. Claudel y a œuvré toute sa vie, fidèle en cela, dans le secret, à l’essence de la monarchie.
P. Jean-François Thomas, s. j.