Tribunes

L’apothéose des sycophantes de la santé

De tout temps, en toute société, la délation fut pratiquée à grande ou à petite échelle, ceci dès nos premiers parents puisque Adam, pris la main dans le sac par Dieu et la bouche encore pleine du fruit défendu, se défend en accusant aussitôt Ève de l’avoir entraîné dans la chute. Tous les régimes politiques l’utilisent à leur profit, poussant au vice en assurant les délateurs qu’ils seront ainsi de bons et fidèles citoyens, des serviteurs intègres de la république, des zélateurs de la cause démocratique. La tyrannie s’appuie sur elle pour consolider son pouvoir et les êtres s’y plient de bonne grâce. Ainsi, elle n’est point l’apanage des « heures les plus sombres de notre histoire », selon la formule qu’affectionnent les esclaves des idéologies nouvelles. Elle est un signe, parmi d’autres, de la mort d’une civilisation.

Dans L’Empire du Bien, Philippe Muray annonçait :

« L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie. »

Le signal d’alarme avait déjà été tiré au temps d’Aristophane, alors que les sycophantes étaient employés par la cité grecque pour dénoncer les entorses aux lois. Dans « sycophante », nous retrouvons le fuit défendu du Paradis, la figue (sukon en grec). Au départ, ils étaient chargés de signaler les exportateurs de figues en dehors de l’Attique, commerce illégal. Pourtant, les figues étaient d’une piètre valeur marchande. Ce qui signifie que la délation, dans ce cas, comme par la suite, porte généralement sur des choses sans valeur. Se vouloir le défenseur et le gardien des figues est à la fois ridicule et monstrueux. L’esprit de civisme des sycophantes, prévus dans le système juridique athénien, cache en fait la corruption et l’intérêt. Démosthène , dans son Contre Aristogiton, les traitera de « chiens du peuple », et Platon ne sera pas plus tendre dans La République puisqu’il décrit l’homme esclave de ses désirs comme étant tenté par les habitudes sycophantes, à savoir le faux témoignage et les pots-de-vin. Aristophane sera le plus cruel envers ces délateurs qu’il met en scène dans Les Acharniens : durant la guerre du Péloponnèse, Dicéopolis signe un contrat privé avec Sparte et voit son marché libre dénoncé par le sycophante Nicarchos. Ce dernier sera rossé par le premier qui le vendra à un béotien. Il sera emmené à Thèbes et exhibé en public comme une curiosité car cette ville ne connaît point la délation. Aristophane précise qu’il est vendu comme :

« Vase à brasser les infamies,
Mortier pour touiller les procès,
Poubelle à éplucher les comptes,
Bassine à brouiller les affaires ».

Ces tirades mettent en joie les spectateurs, tant les sycophantes sont méprisés, bien que rétribués officiellement par le pouvoir. Aristophane parlera aussi d’un vent dangereux, brisant les mâts et emportant les voiles, qu’il nomme  joliment « sykophantias » dans Les Cavaliers. Dans le domaine économique, Aristote partira lui-même à la charge contre les sycophantes dans La Politique, les accusant d’affaiblir les riches par leurs constantes dénonciations. L’ère chrétienne verra d’un très mauvais œil ceux qui se livrent à la délation car la trahison de Judas, dénonciateur, fut à l’origine de la Passion, d’où la sévérité à son égard puisqu’il a prétendu protéger la Loi mosaïque en livrant aux chefs des prêtres et aux pharisiens Celui qui était la Loi véridique.

La France de 2020-2021, prenant prétexte d’une « pandémie », n’est pas en reste et brandit la délation comme un des moyens civiques pour faire respecter des décisions à la légitimité suspecte. Parmi les nouveaux chevaliers en première ligne, sont alignés notamment journalistes, médecins, autorités ecclésiastiques — bras dessus dessous —, unis dans une soif identique de faire triompher leur conception du bien. Tous ces bien pensants attisent le feu et fouillent dans les immondices, poussant les individus à se surveiller, à s’apostropher, à s’injurier, à s’exclure et à se dénoncer. Ainsi celui qui ne porte pas de masque devient un criminel, celui qui embrasse sa vieille mère devient un ennemi du peuple, celui qui célèbre une « messe clandestine » est un conspirateur, celui qui émet des doutes au sujet des obligations imposées en violation des lois les plus élémentaires est un complotiste, etc. Tous ceux-là doivent être muselés, punis, maîtrisés. Il est donc nécessaire qu’ils soient dénoncés par leurs compatriotes, à commencer par ceux qui possèdent quelque pouvoir et qui font trembler les masses par leurs oracles apocalyptiques.

Prenons l’exemple de la médecine — en précisant bien sûr qu’il ne s’agit pas de tous les médecins puisque certains sont également victimes de la délation de leurs collègues. Le 1er avril 1847, Louis Veuillot fit paraître, dans L’Univers, un texte qui n’a pas pris un coup de vieux à propos de la place grandissante de la médecine dans la société :

« La médecine tient une grande place dans les sociétés incrédules. Plus l’homme s’éloigne des vérités chrétiennes, plus il s’attache à la vie. Qu’il se croie réservé au néant, que la pensée d’une autre vie vienne quelquefois le tourmenter, vivre longtemps est son affaire principale ; car sa nature a horreur du néant, et sa conscience a peur de l’éternité. […] Le culte de la médecine ne connaît point d’athée parmi ceux qui nient tout le reste. […] Ce corps qui leur inspire tant de soucis, ils le soumettent à des pénitences de fakir. Ils paient et ils avalent sans murmurer les drogues les plus infâmes, ils gardent la prison, ils battent la campagne à marches forcées, ils se flagellent, ils s’exilent, ils vont se plonger dans des eaux glacées ou putrides. Que ne feraient-ils pas ? Si le médecin leur disait de passer tous les jours deux heures à genoux sur les dalles, devant un cierge allumé, certes, ils encombreraient nos églises et contraindraient l’État d’en bâtir de nouvelles ! »

Gustave Thibon, de son côté, en 1952, annonçait lui aussi la dictature sanitaire, ceci dans une conférence. Partant de la citation de Montaigne, « ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps, c’est un homme », il ajoutait :

« Ce que j’attends du médecin, c’est d’être traité en homme par un homme. Ma confiance part d’un homme — elle est une manifestation de ma liberté, un engagement — et elle s’adresse à un homme, à cet homme que j’appelle à mon secours. Cet échange humain — constitutif de l’acte médical authentique — implique le respect de ma liberté. […] Le corps de l’homme, sur la santé duquel veille la médecine, n’est-il pas « le vase fragile de l’âme immortelle », le Temple même du Saint-Esprit ? »

Or, il se trouve que, désormais, bien des médecins exercent violemment une autorité qui n’est point la leur. Il y en a même qui voudraient que la police entrât dans les églises au clergé récalcitrant afin d’y arrêter les prêtres coupables de génocide potentiel. La réplique de Céline, dans L’Église, est savoureuse :

« — Bardamu, pourquoi avez-vous fait de la médecine ?
—  Je vais vous dire… C’est surtout par peur des hommes ».

Avoir peur des hommes et donc les mépriser si on ne les considère que comme un corps, sans aucun lien avec une âme et un esprit. Avoir peur des hommes conduit à les asservir par des lois arbitraires et changeantes, à les utiliser comme terrain d’expérimentation, comme théâtre d’ambitions personnelles, soit pour la gloire, soit pour l’argent. Lorsque le médecin devient le chef de file des délateurs, aidé en cela par le journaliste, avec la bénédiction du haut clergé, il présente sa connaissance comme une science exacte, ce qu’elle n’est point et ne sera jamais, une science qui doit s’imposer à tous, sans tenir compte des personnes et du respect de la liberté.

Judas, patron maléfique des sycophantes, ne manque pas de dévots. Il nous fait croire que les lois des hommes sont supérieures à la Loi divine et que quiconque ne les épousent pas toutes, en toutes circonstances, n’est pas digne d’être humain. Joseph de Maistre, dans l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, note justement :

« La loi n’est proprement loi, et ne possède une véritable sanction qu’en la supposant émanée d’une volonté supérieure, en sorte que son caractère essentiel est de n’être pas la volonté de tous. Autrement les lois ne seront que des règlements ».

Telle est la situation dans laquelle nous évoluons, malgré nous. Les lois ne sont plus nourries de transcendance et s’étiolent en règlements parfois insensés, parfois criminels.

Un catholique ne peut épouser le principe de délation comme fondement de l’ordre civique. Il doit être capable d’obéir à ce qui est bon, car relié à une volonté supérieure, et de résister contre ce qui est mauvais, car dicté par la seule ambition humaine et par les manipulations politiques. Notre Seigneur a été trahi par l’apôtre qui était le plus soucieux de toutes les règles humaines surajoutées à la Loi de Moïse, ceci d’une manière très scrupuleuse. Nul doute qu’il aurait dénoncé le Maître pour non-respect de la « distanciation sociale » lorsque Celui-ci touchait les lépreux et les guérissait, approchait les Samaritains impurs et les femmes de mauvaise vie, ressuscitait Lazare qui sentait déjà, ne se lavait pas les mains avant le repas et ne purifiait pas sa coupe. Les sycophantes de l’époque L’ont conduit au gibet. Il faut se le remémorer chaque jour afin de garder de la hauteur et de la distance au sein de la folie actuelle.

P. Jean-François Thomas, s. j.

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