La révolution par les mots, par le R. P. Jean-François Thomas
Les soubresauts de l’agonie secouent le monde entier, avec des râles plus ou moins profonds selon le temps et l’endroit. Aucun élément n’échappe au bouleversement, phénomène totalement nouveau dans la marche de l’histoire des hommes. La lassitude affleure en bien des cœurs. Dans une dédicace, Georges Bernanos notait en 1939 : « Un pauvre homme boiteux qui va jusqu’au bout d’un livre comme il ira s’il plaît à Dieu, jusqu’au bout de la vie, d’un embêtement à l’autre, fumant sa vieille pipe […]. Nous nous arrêterons bien un jour, nous le boirons bien un jour le vin de la vigne éternelle. » (Dédicace de Nous autres Français à Jean Bénier) En attendant ce jour béni, il faut supporter bien des bêtises, des horreurs, des folies. Nous sommes cernés, mais comme tout animal sauvage noble qui se respecte, nous sommes aux aguets et toujours prêts à bondir pour nous défendre jusqu’au dernier souffle. Il n’empêche que les agressions, douces, doucereuses, sont constantes. Dernier exemple en date, pris au hasard car ils sont brassées, mon œil se fixe, chez l’opticien comme il se doit, sur une publicité de cette enseigne vantant des « verres respectueux » et des « lunettes responsables ». De quoi partir en courant ! Jusqu’à une époque encore relativement récente, seuls les êtres humains étaient « respectueux » et « responsables ». Désormais, ce sont les choses inertes, de plus fabriquées par l’homme, qui nous donnent des leçons de morale, de savoir-vivre et de bonne conduite. Celui qui porte sur le nez une telle monture responsable et respectueuse, ne peut que s’incliner devant tant de sagesse et reconnaître qu’il n’est rien. Il doit obéir à ses lunettes qui, envers et contre lui, lui enseignent le bien, la morale. L’anecdote ne serait qu’amusante, si, par ailleurs, toute la machinerie ne fonctionnait pas dans la même direction, sans grande réaction de notre part. Nous baissons la tête comme des ânes désormais habitués à recevoir des coups de bâton.
Charles Péguy décrivit déjà les techniques modernes d’étouffement de l’intelligence : « Les anciennes censures, l’ostracisme grec, l’exil ancien, l’extermination de la cité, la mise au ban, les pénalités médiévales, féodales, royales, ecclésiastiques, l’excommunication, l’index étaient ou comportaient des sanctions redoutables. Souvent mortelles. Souvent elles étaient capitales. Elles atteignaient peut-être moins sûrement leur effet, sinon leur objet, elles atteignaient beaucoup moins gravement et moins définitivement les libertés intellectuelles que ne les atteint le savant boycottage organisé dans le monde moderne par le monde moderne contre tout ce qui toucherait à la domination du moderne. C’est une des raisons pour lesquelles, et cela sans aucun doute, les activités intellectuelles sont moins nombreuses dans le monde moderne qu’elles ne l’ont jamais été, dans aucun monde, moins considérables, moins libres surtout, moins fraîches, moins neuves, moins jaillissantes. Beaucoup moins que dans aucun monde connu. Il faut aux œuvres, à presque toutes les œuvres, et à presque tous les auteurs, sinon un accueil enthousiaste, à défaut même de la simple bonté, à défaut d’un accueil simplement bienveillant, au moins un combat, une bataille, la guerre, le débat, tout plutôt qu’un de ces silences comme le monde moderne seul a su en organiser autour des œuvres et des hommes qui auraient seulement l’air de faire semblant d’être capables d’être suspects de vouloir seulement commencer à marcher contre les superstitions modernes. » (Mystique et Politique) Le « boycottage organisé » dont parle déjà Péguy est devenu la règle commune. Inutile de se débattre, l’homme est entortillé dans la toile d’araignée. Ainsi poursuivis comme dans une chasse à courre, nous essayons de nous retrancher, pour reprendre souffle, dans quelques fortins que nous crûmes hors de portée des empoisonneurs. Hélas ! Dans la culture française, la cuisine possède ses lettres de noblesse que les révolutionnaires de 1789 n’osèrent pas jeter au feu. Les dernières décennies ont osé s’attaquer à cette ultime forteresse de notre art de vivre, non seulement en transformant horriblement les habitudes alimentaires, mais également en élevant les recettes traditionnelles « revisitées » au rang d’une science prétentieuse et destructrice. Il suffit, là encore, de se pencher sur le vocabulaire employé.
L’anglais, qui n’est point hélas celui du catholique Shakespeare, a envahi le vocabulaire culinaire, ce qui est déjà en soi un comble, ceci au regard de la qualité de la cuisine de la perfide Albion. Quoi qu’il en soit, le nouveau snobisme cache une douce dictature. Qui se souvient qu’en 1999, apparut le terme de fooding, mariage entre food et feeling, nouveau « concept » culinaire censé nous apporter des sensations jamais éprouvées jusque-là. Nos ancêtres périgourdins nous regardent d’en haut avec commisération, les mains sur les hanches, en secouant la tête, incrédules. Depuis, la bride a été lâchée, et le cheval fou des fourneaux s’en donne à cœur joie : juicing, pour les amateurs de jus de fruits ; souping, pour les gourmands de soupe ; grecquing, pour un horrible régime à base de kebabs (c’est d’ailleurs un comble d’associer les Grecs avec la nourriture de l’ennemi héréditaire turc !) ; racletting, très bien porté dans les stations de ski à la mode ; batch-cooking, pour tous les bobos pressés préparant d’un seul coup tous les repas de la semaine soigneusement étiquetés dans les congélateurs et réfrigérateurs devenus les cerveaux pensants et pansus de notre époque, etc. Il va sans dire que chaque homme se définit désormais non plus par le fait qu’il a un grand nez, des taches de rousseur, par son humour, son mauvais caractère, son sourire ou une jambe plus courte que l’autre, mais par ses préférences gastronomiques, ou ce qu’il en reste. Ainsi est apparu le locavore, très à la mode et bon citoyen pour la planète puisqu’il ne mange que des aliments produits près de chez lui. Encore plus classe est le pescétarien — non ce n’est pas une espèce nouvellement fabriquée de dinosaure —, celui qui ne mange pas de viande mais s’autorise le poisson. Les mêmes idéologues de l’assiette sont prêts à détruire les idoles païennes de notre époque produites par la macdonalisation. Ceux qui parlaient, dans les années 1970, de malbouffe, sont désormais des enfants de chœur ringards car ils aimaient encore saucer leur assiette à la fin d’une savoureuse blanquette grand-mère. Ils sont largués depuis longtemps par les adeptes de l’apéronomie, science moderne alliant apéritif (le vieux et sympathique apéro) et gastronomie. Une des plus nobles branches de cet arbre fou est bien sûr la bistronomie, qui touche surtout certains quartiers parisiens et de quelques grandes villes, les péquenauds des campagnes étant totalement largués, en dehors de ce nouveau courant hautement civilisationnel. Comme par hasard, les banlieues ghettos échappent aussi à cette révolution culinaire, territoires des nourritures que les nouveaux chics regardent de haut alors qu’ils courtisent leurs pratiquants et s’écrasent devant eux. Le virus chinois a fait franchir un pas supplémentaire dans l’idéologie des fourneaux avec l’organisation de coronapéros, de skypéros et de whatsappéros.
Dans un monde où l’homme n’écrit plus ce qu’il pense, où la plupart des hommes ne pensent même plus, où presque plus personne n’ose dire ou écrire ce que tout le monde sait tout en refusant de le voir, le contenu de notre assiette et nos habitudes alimentaires participent à cette révolution silencieuse et sournoise qui abat, pan après pan, notre culture, nos habitudes ancestrales, notre enracinement charnel. Notre Seigneur, dans son Incarnation, participa avec joie aux repas et aux fêtes des hommes, Lui qui avait jeûné quarante jours. Et s’Il a choisi le pain et le vin pour nous nourrir de son Corps et de son Sang, ce n’est point le fruit du hasard. Il a su choisir, pour toute réalité, les mots correspondants et justes. Notre époque qui se gorge de mots et de nourritures terrestres meurt d’indigestion. À nous de bien choisir ce que nous mettons dans notre assiette culturelle et spirituelle, ce que nous servons à ceux que nous aimons, pour le bien des corps et des âmes.
P. Jean-François Thomas, s. j.