La Nef des fous
Il est toujours impressionnant de constater à quel point la marche du monde s’accélère, s’emballe, à tel point que même les plus forcenés des partisans du progrès, de l’évolution, du changement, du retournement, de la révolution, partisans de tout poil, sont à leur tour dépassés, délaissés au bord de la route où ils font entendre leurs cris de désarroi. Ils se vengent rapidement en embarquant dans un engin inédit, supersonique, toutes ces idées devenues folles leur permettant de rattraper le train lancé dans sa course. Nous sommes entassés sr ce vaisseau fantôme, nouvelle nef des fous, radeau de la Méduse où s’accroche toute l’humanité en péril. Dans cette masse, chacun se prend pour l’égal de Socrate, d’Alexandre ou de Napoléon, chacun est un dieu, couronné comme tel par ses admirateurs. Certains sont plus doués que d’autres sur cette voie idolâtrique et tout le monde n’atteint pas les sommets reconnus comme tels, mais la plupart s’escriment à cet exercice et y consacrent la plus grande partie de leur énergie. Les fous adorent se déguiser en empereurs ou en divas, se couronner de papier doré, déclamer en public, si possible à une tribune politique, dans l’hémicycle d”une assemblée ou sur un plateau de télévision. On le reconnaît notamment à ces signes mais surtout au fait qu’il s’agrippe avec ténacité à son esquif en perdition.
Il semble que le bas Moyen Âge ait eu l’intuition de la nef des fous. En 1486, le Strasbourgeois Sébastien Brant composa un poème, Stultifera navis (Das Narrenschiff), brossant un tableau pessimiste de la nature humaine, abîmée par les péchés mortels et les péchés véniels, condamnée au naufrage alors que tous les hommes partagent un triste sort identique sur un vaisseau de fortune. Michel Foucault en déduit abusivement qu’à cette époque les fous étaient parfois mis sur des bateaux qui n’avaient le droit d’accoster nulle part et qui erraient ainsi le long des côtes. En revanche, le texte de ce poète médiéval bien conscient de la blessure et des conséquences du péché originel, inspira les peintres, comme Dürer, et bien entendu Jérôme Bosch (dont le panneau du Louvre, La Nef des fous), mais aussi Érasme composant son Éloge de la folie.
En ces temps, le fou était craint, chacun redoutant de connaître la même destinée. Par la suite seulement le fou fut soustrait au regard de tous, isolé, enfermé. Aujourd’hui, les portes sont grandes ouvertes et il n’existe plus de raison d’avoir peur puisque tous, ou presque, sont atteints de ce mal étrange revêtant des formes diverses. Nous croyons vivre comme des dieux, supérieurs à eux d’ailleurs, plus malins, moins impulsifs que ceux de l’Olympe. Serrés comme des sardines sur notre nef à la dérive, nous continuons à ériger des piédestaux, à brûler des encens, à offrir des sacrifices aux idoles du jour. Céline, dans Bagatelles pour un massacre, écrivait férocement :
« [La foule moderne] a le goût du faux, du bidon […], comme aucune foule n’eut jamais dans toutes les pires antiquités… Du coup, on la gave, elle en crève… Et plus nulle, plus insignifiante est l’idole choisie au départ, plus elle a des chances de triompher dans le cœur des foules… mieux la publicité s’accroche à sa nullité, pénètre, entraîne toute l’idolâtrie… Ce sont les surfaces les plus lisses qui prennent le mieux la peinture. »
De cette façon, l’homme est prêt à tendre la gorge pour la mise à mort, à se soumettre, à épouser toutes les servitudes, sans cesse à la traîne du dernier qui aura parlé avec un peu plus de talent ou simplement en étant plus manipulateur.
Les maîtres de ce monde ne se risquent pas sur la nef qu’ils ont construites pour leurs « frères » les hommes. Ils la regardent tanguer et la dirigent parfois, de loin. Leurs idées ne sont pas plus sensées que celles des fous à la dérive, mais ils ont la maîtrise des armes du moment. Le sang ne coule pas forcément car la répression se suffit des lois, des décrets, des injonctions absurdes et contradictoires qui rognent pas à pas le terrain de la vérité et de la liberté. Les passagers du radeau de la Méduse sont actuellement muselés par un masque censé les protéger de miasmes dangereux. Rares sont ceux qui réalisent que le danger est ailleurs, non point dans l’ennemi extérieur et invisible, mais justement dans la peur entretenue par des déclarations illogiques et contradictoires, chaotiques et arbitraires. Comme le signe Léon Bloy dans Le Désespéré :
« Tout est avachi, pollué, diffamé, mutilé, irréparablement destitué et fricassé, de ce qui faisait tabernacle sur l’intelligence. »
Si nos aïeux médiévaux regardaient sans complaisance, avec les yeux de la foi, leur humaine condition mise à mal par la folie inhérente à notre nature, nous aurions bien tort de les considérer de haut en pensant échapper au même sort funeste sans en prendre la mesure et les moyens pour le combattre. Dans Le Chemin de la Croix-des-Âmes, Georges Bernanos s’adresse ainsi à nous :
« Ah ! Chers lecteurs, ce qui manque le plus au monde, c’est le sens de l’ironie. Si nous pouvons rire de nous, de notre sottise, comme aussi de ceux qui l’exploitent et qui en vivent- nous serions sauvés ! »
Le fou n’est pas capable de cette ironie, de cette distance par rapport à une réalité frelatée. Pour lui, tout est sur le même plan, et il accepte d’être écrasé par ce rapport éminemment rationnel avec le monde, quelles que soient les lubies et les hérésies en cours. Chesterton disait justement dans un article en 1924 :
« Le fou n’est pas l’homme qui a perd la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison. »
Regardons autour de nous, avec une certaine distance et sans considérer que la seule manière de survivre serait, comme sur le radeau de la Méduse, de pratiquer le cannibalisme, c’est-à-dire de se venger sur les autres du fait de ne pas être les idoles que nous rêvions d’être. Certes, nous nous trouvons dans la nef des fous, mais rien ne nous oblige à participer à la folie ambiante. Nous retrouvons là la sage invitation évangélique à être dans le monde sans être du monde. La folie est et sera de tous les temps. L’attaquer de front est une perte de temps, il faut savoir la contourner en l’ignorant. Elle s’effritera d’elle-même puisque sa caractéristique est d’être fugace, ne correspondant qu’à la déviance du moment, laissant place à d’autres folies, tout aussi éphémères. Au lieu de nous laisser ébranler par ces tempêtes successives, nous ferions mieux de regarder le ciel et l’horizon, à la recherche de l’astre sauveur et de la côte tant désirée.
Les phares sont éteints ou flageolants (le Roi, le Pape…). Les lanternes qui clignotent dans l’obscurité ne servent guère à se repérer. Demeure la lumière de ce qui est éternel — autant que durera cette terre : l’héritage des ancêtres qui ont construit notre pays et la Tradition vivante de l’Église. Dans ces deux ordres, politique et religieux, des hommes d’autorité rament comme ils peuvent. Ils soutiennent à bout de bras, à la force des bras, le vaisseau qui prend l’eau de toutes parts. Il faut savoir les reconnaître, les aider, les suivre pour atteindre un rivage où notre nef des fous se transformera soudain en jardin céleste.
P. Jean-François Thomas, s. j.
8 octobre 2020
S. Brigitte de Suède
SS. Serge et ses compagnons