La fin d’un monde
Il n’est pas de mon ressort de prophétiser, comme le font tant de politiques dans et en dehors de l’Église, ce que sera ou ne sera pas le monde de demain. Les vues humaines sont souvent intéressantes, quoique relatives, mais elles n’embrassent que l’ordre naturel et elles s’embourbent facilement si elles font la sourde oreille à ce qui vient d’en haut. Les siècles passent depuis la sinistre révolution. Les ténèbres s’épaississent, parfois zébrées de courts éclairs de génie qui, coups de tonnerre, réveillent quelques consciences endormies, et des voix tonitruantes font chavirer le silence de mort, le bêlement des troupeaux, pour de courts instants de grâce : Chateaubriand, Balzac, Baudelaire, Hello, Bloy, Péguy, Maurras, Claudel, Bernanos, Castellani, Muray, d’autres encore bien sûr, et puis, tout se referme, tout continue comme avant, la grande marche nous rapprochant sans cesse davantage vers l’abîme qui nous attire et vers lequel nous poussent ceux qui gouvernent le monde à la place de Dieu. Des cataclysmes secouent notre histoire moderne et contemporaine, à une échelle rarement atteinte depuis le Déluge et la destruction de Sodome et de Gomorrhe. Des éclats de rire pantagruéliques nous avertissent que la fête se finit, qu’elle a déjà disparu, mais nous demeurons sourds et aveugles.
La crise sanitaire actuelle, répandue dans le monde entier, semble être, objectivement, un poids plume comparée à tant de calamités par le passé. Pourtant, elle ébranle chaque être, faisant resurgir des angoisses cachées et révélant, tout au moins dans notre pays, une mort clinique des âmes reléguées depuis des décennies dans les oubliettes et abandonnées aujourd’hui par ceux qui en avaient reçu la charge par vocation. Dans le même temps, les peuples, regardant et écoutant leurs chefs, ceux qu’ils ont choisis et élus, découvrent que tous ces roitelets sont nus tandis qu’ils se pavanent prétentieusement. En lieu et place de se confondre en lamentations, chacun devrait saisir l’opportunité qui nous est offerte d’organiser une grande lessive de printemps. Philippe Muray, dans La Gloire de Rubens, écrivait salutairement :
« Il faut choisir ce par quoi on a envie de se laisser déborder. Il n’y a qu’un problème, en réalité, il consiste à savoir ce qu’on désire éterniser, et parallèlement ce dont on souhaite être débarrassé. Organiser, surtout, le plus méthodiquement possible, la pénurie de ce qu’on déteste. »
Voilà peut-être venu le temps de se débarrasser de ce qu’on déteste : ce qui nous paralyse de l’intérieur à cause de nos mauvaises habitudes, et aussi ce qui réduit en esclavage, imposé de l’extérieur par des lois iniques, par des régimes politiques pervers, par une gouvernance mondialiste dictatoriale. Les organisations internationales et européennes tant vantées et adulées depuis des décennies prouvent leur incapacité à venir en aide lorsque le besoin surgit. Elles ne sont là que pour parasiter les peuples tout en affichant la prétention de les sauver et de régler à leur place ce qui dépend en temps normal de la liberté de chacun. Voilà venu le temps de dévoiler au grand jour les mensonges permanents et les manipulations d’opinions, alors qu’une angoisse et une terreur généralisées sont entretenues par les pouvoirs médiatiques et institutionnels. Reste à savoir si les Français seront capables et prêts de ne rien lâcher, de ne point tourner, encore une fois, la page, en se laissant prendre par le miroir aux alouettes qui leur sera tendu de nouveau une fois cette crise terminée.
L’homme est toujours à la recherche d’un tyran qui décide pour lui et qui le comble de compensations matérielles, ceci quite à choisir le plus médiocre, le plus minable, comme dans le conte biblique des arbres se choisissant un roi. Tour à tour, l’olivier, le figuier, la vigne refusèrent cette fonction, et donc, il fallut se rabattre sur le buisson qui ceignit la couronne (Livre des Juges, IX.8-15). Il est peut-être temps de se débarrasser de toutes ces broussailles et ces mauvaises herbes qui encombrent notre jardin intérieur et notre cour commune.
Dans la Révélation biblique, Dieu n’accorde qu’avec moult hésitations des chefs à son peuple choisi car Il connaît trop le cœur de l’homme pour laisser courir l’illusion qu’il puisse exister la perfection dans le domaine de la gouvernance. D’ailleurs les Hébreux feront l’expérience de toutes les formes de pouvoir et échoueront en tout. Lorsqu’un véritable Roi leur sera enfin donné, ils le rejetteront et le mettront à mort. L’homme accepte rarement ce qui n’est pas le produit de ses propres mains et de ses propres œuvres. Il faut lire, relire et méditer ces paroles de l’ange messager du Christ données à saint Jean dans sa révélation de Patmos :
« Que celui qui fait l’injustice, la fasse encore ; que celui qui est souillé, se souille encore ; que celui qui est juste, devienne plus juste encore ; que celui qui est saint, se sanctifie encore. Voilà que je viens bientôt, et ma récompense est avec moi, pour rendre à chacun selon ses œuvres. » ( Livre de l’Apocalypse, XXII.11-12)
Boire jusqu’à la lie le mal de ce monde, tout en se préservant et en suivant le chemin qui mène à la lumière, voilà qui est la règle lorsque les fondations s’ébranlent et que les mondes connus s’écroulent. Personne en ce monde ne peut sauver le monde puisque ce dernier a signé et contresigné sa perte, volontairement et avec entêtement. En revanche, chaque homme peut embrasser le salut qui vient d’en haut.
Rubens, l’admirable peintre catholique de la dite Contre-Réforme, a laissé, parmi son immense production, un étonnant et grandiose carton de tapisserie aujourd’hui au Prado : Le Triomphe de l’Église catholique. Le peintre vécut à une époque riche en calamités , en guerres, en heurts européens. Pourtant, toute son œuvre, y compris celle qui traite des sujets les plus tragiques, des mystères douloureux de la vie du Christ, déborde de vie et de bonheur, un bonheur dont les racines ne se trouvent pas sur cette terre mais dans le ciel. Son art très incarné est pétri de surnaturel. Une peinture comme celle de ce triomphe est révélatrice de ce qui pouvait habiter le cœur de ce fervent chrétien. Dans le déploiement baroque des corps et des matières, surgit la victoire d’une Église dont la force miraculeuse est l’Eucharistie brandie comme un trophée sur un char qui écrase tous les ennemis de la Vérité. Lorsque Philippe Muray contemple cette toile ett qu’il en décrit les convulsions et l’opulence insolente, il termine par cette phrase :
« On se demande avec quel pouvoir une telle splendeur pourrait se compromettre longtemps. »
Par splendeur, il faut entendre ici l’Église. Pourtant l’Église, à travers son clergé et ses fidèles, ne manque pas de se compromettre très souvent, avec le monde auquel elle n’appartient pas. Cependant, elle se relève toujours et n’est jamais vaincue par les faiblesses de ceux qui la composent.
En ces temps troublés, il est bon de se rappeler qu’il existe des fondations qu ne tremblent pas. Un monde passe, un autre naît, non pas sur les ruines du précédent mais riche de l’héritage de celui qui a disparu. Un déclin peut être l’occasion de trier entre le bon grain et l’ivraie, en mettant au feu ce qui est source de stérilité. Chacun a le temps de faire la part entre ce qui doit être conservé et ce qui doit être jeté, comme dans un grand ménage de printemps. Sinon la moisson sera maigre et nous continuerons à errer en nous gavant des oignons d’Égypte alors que nous sommes appelés à nous nourrir d’un Pain éternel.
P.Jean-François Thomas s.j.
Samedi de la Passion, saint Isidore de Séville.
4 avril 2020