Entre guerre et paix : l’équilibre monarchique, par le P. Jean-François Thomas
Parmi les lieux communs — qui ne sont pas des idées reçues —, se trouve le couple guerre et paix. L’occasion de nous pencher un instant sur son berceau monarchique nous est donnée par la publication posthume du dernier ouvrage rédigé par le grand Marc Fumaroli dans les mois qui précédèrent sa mort en juin 2020 : Dans ma bibliothèque. La guerre et la paix, vaste fresque se nourrissant surtout du XVIIIe siècle mais éclairée aussi par des réflexions contemporaines. Le lieu commun, locus communis, hérité des Anciens, est toujours fécond et non pas dessèchement. En ce qui regarde la guerre et la paix, il conduit à réfléchir sur la guerre petite et grande, juste ou injuste, et sur la paix qui peut être parfois une menace contre les vertus guerrières dont dépendent la sécurité d’un pays. Nos rois ont toujours su utiliser, avec plus ou moins de génie, la complexité des unions qui peuvent ainsi se lier au sein du couple antithétique guerre-paix. Nous savons bien, aujourd’hui, dans notre société française très perturbée que le visage de la guerre est parfois grimé en une paix trompeuse. Pacifisme et bellicisme sont fusionnels et réversibles, pour reprendre une expression de Fumaroli. Il ne suffit pas d’employer l’un ou l’autre mot pour parler d’une réalité correspondant à la paix ou à la guerre puisque tout est confus, ou au moins complexe, dans ce domaine.
Les Bourbons, de Henri IV à Louis XVI, furent portés et inspirés par ce lieu commun qui plongeait ses racines dans un classique de l’Antiquité, connu alors de tous sur le bout des doigts, à savoir l’Énéide de Virgile. Énée est le premier à jongler avec la guerre juste et la guerre injuste, avec la paix pour préparer la guerre ou, au contraire, pour faire fleurir le commerce et les arts. Il est à la fois un diplomate et un guerrier hors pair. Il respecte les principes moraux et la sagesse des ancêtres. Il est, comme demi-dieu, Énée le pieux, pius Aeneas, et, en même temps, par nécessité politique, Énée le cruel. Selon Tertullien, il possède « une âme naturellement chrétienne » (anima naturaliter christiana), et préfigure un Occident chrétien. Le prince troyen, survivant du désastre, combine à la fois la gloire militaire et la marque indélébile du malheur et de la mélancolie. Dans son épopée, Virgile souligne bien que guerre et paix comportent un sens allégorique caché que les auteurs chrétiens sauront déchiffrer, lire, interpréter et appliquer aux royaumes chrétiens : les dieux ont un projet pour bouleverser le monde. La lecture chrétienne sera de montrer que tout disparaît sur terre mais que les guerres des princes qui craignent Dieu peuvent préparer la paix de Dieu et la restauration d’un monde nouveau. C’est la christianisation de la Pax romana instaurée par l’Urbs qu’est Rome : les guerres partielles, parfois très cruelles, n’ont qu’un but unique, celui de construire une sécurité et une prospérité pour le bien commun.
Richelieu est un nouvel Énée en ce sens. Le terrain a été préparé par Henri IV, sage de l’horrible expérience des guerres entre protestants et catholiques, roi qui imposera aux différents partis en présence l’autorité pacifiante de l’État qu’il incarne et qu’il sert. Les édits de Nantes (1598), de Rouen (1603) et d’Alès (1628), malgré leurs imperfections, rappelleront à tous que le monarque est le maître de la guerre et de la paix. Louis XIV, dans l’architecture même des grands appartements de Versailles, s’en souviendra et y imposera des salons de la Paix et de la Guerre. Les peintures du salon de la Paix, au sud de la Galerie des Glaces, célèbrent : La France donne la paix à l’Europe ; L’Espagne accepte la paix ; L’Europe chrétienne en paix ; L’Allemagne accepte la paix ; La Hollande accepte la paix. Charles Le Brun dépeint aussi la guerre dans le salon de la Guerre, au nord cette fois de la grande galerie : L’Allemagne regardant la Victoire avec épouvante ; La Hollande renversée sur son lion ; L’Espagne menaçant la France ; Bellone en fureur. Ce programme du Roi Soleil ne fut possible que grâce au travail d’un Richelieu, abîmé d’ailleurs en partie par les maladresses du souverain. Lorsque celui qui n’est pas encore cardinal, mais qui va gagner son chapeau justement grâce à cette victoire, soumet La Rochelle, place-forte de l’orgueil et de la provocation des protestants contre l’ordre royal, il illustre parfaitement le lieu commun guerre et paix : utiliser la guerre afin de faire régner la paix, abattre pour relever, frapper pour donner l’équilibre. Mazarin paracheva l’œuvre de Richelieu avec les traités de Westphalie pour contrôler les Habsbourg. La France devint un chef d’orchestre en Europe et chacun sut que là où elle apportait la guerre, elle avait comme but de servir la paix. La fin du règne de Louis XIV dès 1672 commencera à déstabiliser l’admirable construction des deux cardinaux avec la terrible guerre en Hollande, et le règne de Louis XV, pourtant roi de paix, après la catastrophique Régence et l’influence du cardinal Fleury, trahira cet héritage par une politique agressive. La voie était alors tracée pour les conquêtes révolutionnaires et napoléoniennes qui vont faire naître les nationalismes du XIXe siècle connaissant leur apothéose dans les déflagrations de la Grande Guerre et de la Seconde Guerre mondiale. La guerre ne pouvait plus préparer la paix car le lieu commun avait été rompu, car Virgile avait été oublié. De la guerre ne pouvait plus naître que la guerre. La République des lettres que fut la France au Grand Siècle à travers toute l’Europe disparut au profit de rapports de force et de terreur.
Il n’est pas étonnant que nos contemporains ne puissent plus comprendre ce qu’est une guerre juste, ceci y compris au sein de la hiérarchie de l’Église, puisque le lien a été coupé avec le lieu commun qui avait permis à saint Augustin, à saint Thomas d’Aquin, à Francisco de Vitoria de réfléchir sur la possibilité d’une guerre qui ne soit pas uniquement violence et destruction mais contribution à la paix et à la prospérité. Marc Fumaroli résume cette décadence en ces termes :
« Le passage de la guerre artisanale (ou « petite guerre ») à la guerre à l’échelle industrielle, la métamorphose de l’aristocratie guerrière d’ancienne souche en aristocratie urbaine du loisir (otium) et de la culture (operosum), victorieuse de l’ennui (taedium) que s’inflige le travail (negotium) du négociant, de l’employé, de l’ouvrier machiniste, tous métiers qui ont fait quasi disparaître la paysannerie et vidé les villages : grand chambardement historique que célèbrent les Modernes et leur religion du progrès, inauguré par le succès de la révolution démocratique aux États-Unis et en France, et dans celui de la révolution industrielle et financière en Angleterre impériale. » (p.27).
Sans cet équilibre monarchique, échafaudé par les grands serviteurs de l’État, la France présente ne peut que s’enfoncer davantage encore dans cette incompréhension du couple guerre et paix. Celui qui n’a pas une juste réflexion sur l’utilité de la guerre est nécessairement perdant dans le registre de la paix. La France présente n’est pas en paix puisque Énée l’a quittée. La violence urbaine, les destructions et attaques organisées par certains « citoyens », la violation systématique des règles et des lois pour le bien commun ne peuvent pas être éliminées par un pouvoir illégitime dont la seule conception a toujours été la guerre totale ou bien le pacifisme béat et lâche. Il nous faut un roi pour emprunter de nouveau la Galerie des Glaces et nous conduire du salon de la Guerre au salon de la Paix. Comme cette dernière ne peut être construite uniquement par des efforts humains, il nous faut aussi un monarque qui s’agenouille dans la Chapelle royale pour demander l’aide du Prince de la Paix.
P. Jean-François Thomas