De la Perle évangélique, par le R. P. Jean-François Thomas
La quête de la perle précieuse, telle qu’en parle Notre Seigneur dans sa prédication en paraboles, correspond parfaitement à l’attachement des hommes de l’Antiquité envers cette production extraordinaire de la nature créée par Dieu. Les matrones romaines de la haute société aimaient s’en parer et les familles riches achetaient chaque année une ou deux perles à leurs filles pour leur constituer une dot. La perle, « larme d’Aphrodite », jouait alors le rôle du diamant comme signe extérieur de richesse. Et voilà que le Christ renverse cette échelle des valeurs en utilisant l’image de la perle mais pour illustrer ce qui est le plus intérieur à l’homme.
Un des tableaux les plus célèbres de Johannes Vermeer, ce peintre intimiste et contemplatif, profondément catholique, est La Jeune Femme à la perle, nommée souvent la « Joconde du nord ». Cette femme nous regarde, ne présentant que son profil et, pendant à son oreille gauche, une perle en goutte dont le prix astronomique à l’époque ne pouvait pas correspondre au statut social de cette personne. Il est étonnant, — en fait pas tellement hélas —, que les spécialistes de cet artiste et les historiens d’art de renom n’aient jamais essayé de comprendre en quoi et pourquoi ce bijou sans lien avec la richesse du modèle était ainsi mis en valeur. À bien regarder les autres œuvres de Vermeer, — il en subsiste seulement quarante-quatre —, un détail, qui n’en est pas un, saute aux yeux : près de la moitié des toiles présente des femmes parées de colliers ou de boucles d’oreilles de perles alors que, par ailleurs, elles ne portent pas d’autres bijoux. Cette réalité n’est donc pas anecdotique. Il ne s’agit pas uniquement du goût néerlandais de l’époque pour ces objets précieux importés du golfe de Mannar, en Inde. Une unique perle pouvait coûter 40 000 florins, donc seules les familles princières possédaient la fortune nécessaire pour pouvoir en acquérir. La présence de tant de perles, de grande qualité, dans les tableaux de Vermeer, intrigue, dérange, et la conclusion habituelle est donc d’affirmer que ces perles sont fausses ! Réduction étrange et conclusion hâtive qui laissent de côté le message spirituel sans doute voulu par Vermeer : Toutes ces femmes ont trouvé la perle précieuse car elles sont disciples du Christ et ont pris au sérieux la parabole de la perle précieuse. Elles sont ornées, non point de bijoux, mais du royaume des Cieux : « Le royaume des cieux est encore semblable à un marchand qui cherchait de bonnes perles. Or, une perle précieuse trouvée, il s’en alla, vendit tout ce qu’il avait, et l’acheta. » (Évangile selon saint Matthieu, XIII. 45-46) Les femmes de Vermeer ont trouvé le trésor qu’elles recherchaient. Ce qui est apparent est la perle, mais le plus précieux n’est pas cette dernière. Ce qui est inestimable est ce qui est caché, dans le cœur désormais. Saint Jean Chrysostome commentait ainsi : « Vous voyez donc, mes frères, que la parole et la vérité évangélique est cachée dans ce monde comme un trésor et que tous les biens y sont renfermés… Cette perle unique est la vérité qui est une et ne se divise point. Celui qui a trouvé cette perle précieuse sait bien qu’il est riche, mais sa richesse échappe aux autres, parce qu’il la cache, et qu’il peut tenir dans sa main ce qui le fait riche. Il en est de même de la parole et de la vérité évangélique. Celui qui l’a embrassée avec foi, et qui la renferme dans son cœur comme son trésor, sait bien qu’il est riche ; mais les infidèles ne connaissent point ce trésor, et ils nous croient pauvres parmi ces richesses. » (Homélie sur l’Évangile selon saint Matthieu, XLVII) Là où les historiens d’art ne voient que parure et ne raisonnent qu’en termes économiques, Vermeer peint la foi. D’ailleurs son Allégorie de la foi catholique, composée à la fin de sa vie, représente, au milieu d’une multitude de symboles, une femme assise, la main sur le cœur et le cou ceint d’un collier et les cheveux ornés de perles. La foi est une perle précieuse contre laquelle tous les autres biens, matériels, physiques ou intellectuels, n’ont plus de prix. Saint Jérôme notait : « Dans les bonnes perles, on peut voir figurés la loi et les prophètes. […] La perle qui est d’un très grand prix, c’est la science du Sauveur, le mystère de sa passion et de sa résurrection. » (Cité par saint Thomas d’Aquin dans la Catenae Aurea) La perle, précieuse en soi, exige d’être cherchée là où elle est inaccessible : au cœur du coquillage, au sein des eaux marines. Son faste n’éclate pas au grand jour puisqu’elle se cache et se fait désirer. L’effort pour l’approcher et pour la posséder est considérable. Cela prend du temps et mobilise tout l’être. Il faut baisser la tête et les yeux pour la découvrir, comme d’ailleurs le trésor dans le champ dont parle aussi le Maître juste auparavant (Évangile selon saint Matthieu, XIII. 44). Et c’est cette perle qui sauve. Le même Vermeer, dans La Femme à la balance, montre une femme tenant une balance de bijoutier devant un coffret débordant… de perles. Sur le mur derrière elle, un tableau représentant le Jugement dernier fait écho au geste qui pèse et soupèse. Quant à La Femme au collier de perles, elle n’est point une coquette se parant, mais une âme fidèle qui, devant la lumière traversant la fenêtre, se pare de perles pour faire face à son Seigneur. Saint Grégoire le Grand indiquera que « cette pierre précieuse c’est la douceur de la vie céleste, celui qui l’a trouvée vend pour l’acheter tout ce qu’il possède. Celui qui a pu goûter parfaitement, autant qu’on le peut, la suavité de cette vie céleste abandonne bien volontiers pour elle tout ce qu’il avait aimé sur la terre. Il trouve désormais sans beauté tous les objets créés qui l’avaient séduit par leur apparence, parce que l’éclat seul de cette perle précieuse brille maintenant aux yeux de son âme. » (Homélies sur les Évangiles, XII) Paul Claudel parle d « silence de l’heure qui est » et il décrit saint Joseph « silencieux comme la terre à l’heure de la rosée ». Un identique silence contemplatif se retrouve en ces femmes qui manient les perles avec délicatesse et qui les portent avec humilité.
Il est probable que Vermeer fut familier d’un best-seller de son temps, lui qui était un esprit soucieux de profondeur et d’invisible : La Perle évangélique, somme de la mystique rhéno-flamande médiévale, rédigée par béguine brabançonne anonyme. Dom Jean-Baptiste Porion écrit à propos de ce livre : « La Perle évangélique. Ce vers quoi elle dirige l’effort intérieur est le retour de l’âme unie au Christ à la Source divine : que notre « néant » (le fond ineffable de notre être) rejoigne le « néant » de Dieu et « s’anéantisse avec le Verbe dans la Déité ». (Fragments métaphysiques et mystiques) Dans le langage des mystiques chrétiens, cet anéantissement n’est point dans l’indifférenciation d’un grand tout, mais dans la dépossession de tout ce qui est inutile, ceci afin d’acquérir la perle précieuse.
P. Jean-François Thomas, s. j.