De la figure sacerdotale
Dans Jeanne relapse et sainte, Georges Bernanos décrit admirablement ce qu’est l’Eglise. Impossible de citer ici tous ces paragraphes inspirés. Retenons ces quelques lignes : « L’heure des saints vient toujours. Notre Église est l’Église des saints. Qui s’approche d’elle avec méfiance ne croit voir que des portes closes, des barrières et des guichets, une espèce de gendarmerie spirituelle. Mais notre Église est l’Église des saints. Pour être un saint, quel évêque ne donnerait son anneau, sa mitre, sa crosse, quel cardinal sa pourpre, quel pontife sa robe blanche, ses camériers, ses suisses et tout son temporel ? Qui ne voudrait avoir la force de courir cette admirable aventure ? Car la sainteté est une aventure, elle est même la seule aventure. Qui l’a une fois compris est entré au cœur de la foi catholique, a senti tressaillir dans sa chair mortelle une autre terreur que celle de la mort, une espérance surhumaine. Notre Église est l’Église des saints. Mais qui se met en peine des saints ?
On voudrait qu’ils fussent des vieillards pleins d’expérience et de politique, et la plupart sont des enfants. Or l’enfance est seule contre tous ». Voilà le secret de toute vie évangélique, et donc de la vie sacerdotale : l’esprit d’enfance, celui qui oppose sainte Jeanne d’Arc à ses juges pourtant pétris de science et de lois, soucieux d’un jugement respectueux des formes et procédurier. Bernanos est sans pitié pour ces clercs qui sont pleins d’eux-mêmes alors qu’ils prétendent être pleins de Dieu. Sans doute est-il l’écrivain qui a su le mieux exprimer ce qu’est l’essence sacerdotale, ceci en dressant une galerie de prêtres dans la plupart de ses romans, du plus saint au plus imposteur, car tous sont de parfaits reflets des passions humaines, de ce que l’homme est capable d’être, pour le mieux et pour le pire.
Bernanos ne campe pas des caricatures mais des hommes réels, non point ceux que nous idéalisons, que nous imaginons naïvement, mais ceux qui, bien qu’ayant la tête dans le ciel, pataugent dans le bourbier du monde et en sont éclaboussés au point de tomber parfois et, de toute façon, d’être blessés souvent par la chute des autres qui les entraînent et les font pleurer de tristesse lorsqu’ils donnent largement, à pleines mains, l’absolution de Dieu dans la pénombre des confessionnaux si semblable à celle de notre âme plus habituée des ténèbres que du plein soleil divin. Ce qui guide cet écrivain est l’espérance, comme il le signale dans Les Grands Cimetières sous la Lune : « L’espérance, voilà le mot que je voulais écrire. Le reste du monde désire, convoite, revendique, exige, et il appelle tout cela espérer, parce qu’il n’a ni patience, ni honneur, il ne veut que jouir et la jouissance ne saurait attendre, au sens propre du mot ; l’attente de la jouissance ne peut s’appeler une espérance, ce serait plutôt un délire, une agonie ». Tout prêtre doit être avant tout habité par cette espérance, surnaturelle, qui va à contre courant de tout ce qui, normalement, constitue notre manière de faire et d’être. Les prêtres d’appareil ont toujours existé et ils ne sont pas prêts de disparaître. Pourtant, qui pourrait douter que, même chez le plus grand et habile des imposteurs, n’a pas brillé, au moins dans ses jeunes années de séminaire ou de noviciat, une lumière de vraie foi et de générosité qui, peut-être au dernier jour, lui permettra, alors qu’il sera « cité au tribunal de Dieu », – comme aimait à le rappeler l’abbé Victor-Alain Berto-, d’être pardonné et sauvé ? L’extraordinaire curé d’Ambricourt du Journal d’un curé de campagne (que Bernanos ne nomme jamais) confie : « Nous payons cher, très cher, la dignité surhumaine de notre vocation ». L’abbé Donissan, dans Sous le Soleil de Satan, s’écriait lui aussi : « Ah ! plutôt le désespoir (…) et tous ses tourments qu’une lâche complaisance pour les œuvres de Satan ». Contre ces saints, nouveaux Curés d’Ars comme le sous-entend ou le précise l’écrivain, s’acharnent toutes les puissances du mal, pas seulement celles du monde, facilement reconnaissables car tellement grossières mais aussi celles, plus subtiles dans leur médiocrité, qui règnent dans le milieu ecclésiastique. Tout se dresse contre eux, y compris l’ordinaire, ce qui semblerait devoir couler de source. Tout leur devient obstacle à surmonter à l’aide d’efforts titanesques, à grand renfort de grâces acquises dans la souffrance, la prière et la pénitence. Rien n’est simple à ces serviteurs de Dieu. Rappelons-nous cette scène terrifiante de la rencontre en pleine campagne de l’abbé Donissan, égaré, avec un maquignon qui se révèlera être en fait le Malin lui-même, déclarant au prêtre terrassé : « Tu as reçu le baiser d’un ami. Je t’ai rempli de moi, à mon tour, tabernacle de Jésus-Christ, cher nigaud ! Ne t’effraye pas pour si peu. J’en ai baisé d’autres que toi, beaucoup d’autres. Veux-tu que je te dise ? Je vous baise tous, veillants ou endormis, morts ou vivants. Voilà la vérité. Mes délices sont d’être avec vous, petits hommes-dieux, singulières, singulières, si singulières créatures ! A parler franc je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumière fut l’essence – dans le triple recès de vos tripes – moi, Lucifer … je vous dénombre. Aucun de vous ne m’échappe. Je reconnaîtrais à l’odeur chaque bête de mon petit troupeau. (…) Je t’ai tenu sur ma poitrine ; je t’ai bercé dans mes bras. Que de fois encore, tu me dorloteras, croyant presser l’autre sur ton cœur ! Car tel est ton signe. Tel est sur toi le sceau de ma haine ». L’abbé veut se défendre et combattre mais il n’étreint alors que le vide et le néant. Comme le souligne si justement Bernanos, le prêtre, sous la figure de l’abbé Donissan, donne souvent à pleines pelletées la paix dont il est lui-même dépourvu à cause de ce combat perpétuel qu’il mène contre Satan et tous ses démons.
En face de cette sainteté, pourtant aux allures si ordinaires, Bernanos présente la figure de l’abbé Cénabre dans L’Imposture. L’imposteur n’est pas celui qui doute, qui connaît des tentations, des chutes, qui frôle même le désespoir, mais celui qui, calmement et rationnellement, décide de ne plus croire, ceci par paresse, par orgueil, par conformisme. Ce prêtre tout caparaçonné de mépris pour les autres sera malgré tout rejoint par la grâce, en perdant du coup la raison qui fut cause de sa chute, dans La Joie, sauvé par l’intercession de l’abbé Chevance dans son agonie. Il demeure donc un espoir de conversion pour celui qui se détourne volontairement de Dieu en préférant sa carrière, les honneurs et l’encens de ce monde. Mais ce retournement n’est possible que si un autre prêtre donne sa vie pour lui jusqu’à en mourir. Telle est l’efficacité de la communion des saints. Dans Le Journal d’un Curé de campagne, le curé de Torcy prévient son jeune confrère d’Ambricourt : « Tu ne sais pas ce que c’est que l’injustice, tu le sauras. Tu appartiens à une race d’hommes que l’injustice flaire de loin, qu’elle guette patiemment jusqu’au jour … Il ne faut pas que tu te laisses dévorer. Surtout, ne vas pas croire que tu la ferais reculer en la fixant dans les yeux comme un dompteur ! Tu n’échapperais pas à sa fascination, à son vertige. Ne la regarde que juste ce qu’il faut, et ne la regarde jamais sans prier ». Celui qui mourra comme un saint, mais ignoré par le monde et par l’Eglise, sera broyé en effet par cette injustice qui est attirée par de tels êtres d’innocence. Elle s’abat sur eux et ne leur laisse pas de repos. Une vie sacerdotale qui ne la croise pas sur sa route n’est pas le signe d’une bénédiction divine mais plutôt que le prêtre a choisi de l’éviter et donc d’être infidèle à ce qu’il doit être. Une vie sacerdotale n’est pas une allée de pétales de roses. Elle ne garde de ces fleurs que les épines qui ont couronné la tête du Sauveur. Bernanos insiste sur le fait que Dieu n’est pas un bourreau, qu’Il veut que nous ayons pitié de nous-mêmes. Les bourreaux en revanche ne manquent pas en ce monde et ils s’exercent contre les prêtres qui leur annoncent et leur donnent sans compter la grande pitié de Dieu. Face à la Comtesse qui regimbe à rendre les armes, le jeune curé de campagne criera : « L’enfer, Madame, c’est de ne plus aimer ! »
Il est bon de lire ou de relire ces romans si puissants, surtout en ces temps où la figure sacerdotale est plus que jamais attaquée à l’extérieur de l’Eglise, souillée à l’intérieur de l’Eglise, déconsidérée depuis plusieurs décennies de sécularisation et de désacralisation au sein du clergé. Les prêtres de sang et de chair de Bernanos sont là pour nous garder en éveil car tout homme mène un combat contre le Mal et ses légions. Le prêtre est le veilleur, le bouclier, le poste avancé. Il est nécessaire de l’aider dans sa mission qui ne cesse que lors de son dernier souffle, afin qu’il ne soit ni découragé, ni vaincu.
P.Jean-François Thomas s.j.
20 décembre 2018
O clavis David