La crise Le Pen : crise monarchique ou symptôme césarien ?
La « crise » familiale qui a secoué le Front national aura fait les délices de la presse, des observateurs, et jusqu’aux penseurs du pouvoir tels Caroline Fourest, jubilant sur le plateau du Petit Journal de Canal Plus. Les commentaires qui fleurissaient avaient rarement la hauteur de vue en apanage.
Maintenant que le cœur de l’ouragan s’éloigne, un état des lieux est plus aisé à formuler… et, en même temps, peut-être plus enrichissant.
Sur un média royaliste, le fil héréditaire autour duquel s’arc-boutait cette crise aura peut-être été la question lancinante et à laquelle on tentera ici de répondre : le duel Le Pen contre le Pen, au fond, n’a t’il pas été le meilleur contre-exemple pour une monarchie ?
Un chef, régnant sans partage à la tête d’une force politique, en lutte ouverte contre son héritier, n’est-ce pas là un argument que nos ennemis pourraient arguer contre nous ?
A notre sens, ce serait pourtant manquer de discernement et mal analyser la structure du parti politique national-républicain. On a tort d’amalgamer le Front national avec une monarchie, en tous cas au sens occidental – et plus particulièrement français – de ce terme : le président du Front national n’était pas un roi, pas plus que sa fille n’est une reine. Tous deux méritent un qualificatif beaucoup plus pertinent : celui de « tribun ».
Origine romaine
Né sous l’antique République romaine, le tribunat était le fruit d’un compromis entre la plèbe et l’aristocratie. Cette dernière avait chassé le dernier roi étrusque, Tarquin le Superbe, à qui elle reprochait de servir trop les intérêts de la première[1]. Yves-Marie Adeline n’hésitera pas à souligner que la plèbe fut la première perdante de chute de la monarchie romaine.[2]
Cette suprématie de l’aristocratie provoqua une période de troubles qui se solda par un accommodement instable entre les deux forces en présence. Le volet politique de cet accord fut le tribunat : la plèbe pouvait désormais élire un tribun extrêmement puissant, disposant de pouvoirs considérables.
Cicéron n’aura pas de mots assez durs pour qualifier cette institution « née de la sédition, pour la sédition ». A l’origine, elle matérialisera le rapport de force qui opposait la plèbe (puis le peuple pauvre de Rome) à l’Aristocratie (puis aux patriciens). Elle finira pourtant par s’intégrer aux institutions dont elle constituera un pilier pleinement admis de la République romaine.
Les remous de l’Histoire, les batailles de l’oligarchie romaine s’entredéchirant, la succession des dictatures légales, viendront à bout de la République de Rome, annihilée par César puis son héritier, Octave Auguste. Ces derniers occuperont la fonction d’imperator, taillée à leur mesure, et accumuleront l’ensemble des pouvoirs, en s’appuyant essentiellement sur les vestiges du tribunat, « l’un des principaux fondements du pouvoir absolu des empereurs », rappelle Philippe Némo[3]. Ce dernier définit le césarisme romain comme l’alliance du peuple avec un homme exerçant un pouvoir personnel.[4]
Résurrection révolutionnaire
Les désordres créés par la Révolution, et dont les secousses se poursuivent encore de nos jours, ont favorisé la renaissance du césarisme, dont l’épisode napoléonien fut un des exemples les plus marquants. Phénomène « né de la sédition pour la sédition » lorsque le tribun du moment n’est pas au pouvoir, le populisme est son moteur : l’appel au peuple contre les élites, reprenant ainsi cette dimension originelle qui fut celle du tribunat romain.
D’où suivent deux différences fondamentales avec la monarchie et qui font que l’on ne peut amalgamer les deux principes.
En premier lieu, la monarchie n’est pas l’alliance d’un homme avec le peuple mais celle d’une famille, ou plutôt d’une dynastie, avec un royaume. Le tribun fait tourner l’ensemble de son œuvre, qui lui est propre, autour de sa seule personne, quand le roi reçoit un héritage qu’il doit transmettre à ses successeurs. L’hérédité ne va pas de soi en matière de césarisme : l’exemple des empereurs romains est éloquent à ce titre, mais également celui du bonapartisme en dépit de tentatives de Napoléon pour l’instaurer. A ce sujet, Yves-Marie Adeline rappelle le cas de la rumeur du décès de l’empereur durant la retraite de Russie : personne ne songe, au sommet de l’Etat, à proclamer son fils « Napoléon II ». « Le caractère héréditaire de l’Empire napoléonien est venu principalement pour dissuader des terroristes royalistes (comme Cadoudal) ou républicains d’assassiner Napoléon […] ce geste ne servirait plus à rien. »[5]
Ensuite, en second lieu, le césarisme procède d’une dynamique révolutionnaire. Ses germes antiques n’ont pas manqué de se marier harmonieusement avec les idéologies issues de la Révolution. La haine des élites, le souhait de renverser l’ordre établi, souvent en faisant fi des siècles d’héritage politique, sont à la fondation de l’émergence du tribun. La Tour du Pin ne manqua pas de la remarquer : en proclamant l’idée d’une souveraineté toute-puissante, placée entre les mains du peuple, les révolutionnaires de 1789 ne pouvaient que faire le lit du césarisme.[6]
Lorsque la royauté s’appuie sur les bases solides d’une légitimité assise sur l’Histoire, le césarisme est une idéologie révolutionnaire qui s’en abstrait et se construit seule, sans se tourner vers le passé ni recueillir humblement les fruits d’un héritage.
Dès lors, qu’en conclure ? Que la crise qui a secoué le landerneau nationaliste lors du duel entre les Le Pen n’a aucun lien avec l’esprit ni la mécanique royaux. Les Le Pen sont des tribuns, indéniablement doté du talent que requiert leur vocation, mais prisonniers du schéma avec lequel ils composent pour asseoir leur notoriété. Leur œuvre toute entière est « née de la sédition pour la sédition », sauf à escompter une « conclusion romaine » de leur sacerdoce par une « normalisation » à laquelle certains nationaux-républicains travaillent depuis 2011. « La sédition pour la sédition » ou bien l’officialisation, la seule alternative qu’offre le césarisme.
Jean-Marie Le Pen n’a pas part à ce travail car l’œuvre de sa fille n’est pas le sien : il perçoit avec justesse que le passage de flambeau ne devait pas tant à son nom qu’à la personnalité charismatique de sa fille (n’en déplaise à pléthores de commentateurs autorisés). L’hérédité, si elle peut jouer dans le césarisme, n’a qu’un caractère mineur. Le charisme du chef, sa capacité d’emporter les foules, et de mener la charge contre le système (même si le but est, à terme, de l’intégrer) sont les principaux piliers de son ascension.
Le nœud de la querelle est bien là : l’homme à la gloire passée ne digère pas d’être éclipsé par un nouveau chef qui ne lui doit rien. Deux tribuns se déchirent pour le rôle de César, c’est là l’armature de la crise, et non pas une querelle dynastique.
Et les royalistes ?
On n’aurait pas la place, ici, de développer les caractères bienfaisants de la monarchie, à opposer rigoureusement au césarisme. Dans une dernière réflexion, on pourra néanmoins se demander si les monarchistes sont réellement immunisés contre ce poison ? Bien qu’il se distingue totalement de sa tradition, la royauté française a pu se compromettre avec certaines aspects du césarisme, ce que la Tour du Pin et Tocqueville également reprochèrent amèrement à la royauté, d’autant que cela conduisit à sa chute.
Plus près de nous, il ne fait aujourd’hui guère de doutes que le maurrassisme, moteur de l’Action française, était imprégné de culture césariste, d’où l’attraction qu’elle exerça sur les bonapartistes ou les orphelins du boulangisme. Ces derniers l’abandonnèrent ensuite pour un authentique tribun en la personne du général De Gaulle, un autre César, à qui la sédition servit pour mettre à bas une République, puis qui fut étouffé par sa propre légende au point qu’il ne resta derrière lui plus que le néant, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Dominique Venner[7].
L’Action française assumait parfaitement ce bonapartisme en demi-teinte, et cette ambivalence permanente d’une tradition louée mais mâtinée de rêves d’insurrection et de thèses anti-élites fragilisa dès l’origine l’édifice doctrinale de la vieille maison.
Peut-on en faire grief aux doctrinaires du nationalisme intégral ? Ils rêvaient de renverser la République et ne pouvaient l’imaginer que par un coup de force pour lequel seul le césarisme apportait les armes idéologiques requises. Mais n’était-ce pas condamner d’office la future monarchie, rétablie par des moyens inconnus de sa tradition ?
Mais qu’offrir d’autre ? Car l’unique autre voie explorée par les royalistes, fut celle de noyauter le système républicain, soit en lui procurant des élites (qui s’y noyaient), soit en appliquant les règles qu’il propose : fonder un parti, se présenter au suffrage[8]. Pour l’heure une impasse dont on comprend bien l’origine. Il y a une incohérence sensible à prétendre être dans le système tout en voulant l’abattre. A ce titre, l’offre populiste est plus cohérente mais sans issue.
Faut-il choisir l’une de ses voies ? Combiner les deux ? Chercher une « troisième voie » ? Tout le débat pour les royalistes du XXIème siècle est là.
Stéphane Piolenc
[1] Albert Malet et Jules Isaac, L’Histoire, tome 1 : Rome et le Moyen-Age : 735 av. J.-C.-1492, Librairie Hachette, 1958, p. 14
[2] Yves-Marie Adeline, Histoire mondiale des idées politiques, Ellipses, 2007 p. 129
[3] Philippe Némo, Histoire des idées politiques dans l’Antiquité et au Moyen Âge, PUF, 1998, p. 264
[4] Philippe Némo, Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, PUF, 2002, p. 785
[5] Yves-Marie Adeline, op. cit., p. 355
[6] Philippe Némo, Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, op. cit. , p. 1149
[7] Dominique Venner, De Gaulle : La grandeur et le néant, Editions du Rocher, 2004
[8] Il existe, bien évidemment, une troisième formule, celle du « commémorationisme », hostile à toute forme de réflexion sur la prise du pouvoir. Il sera inutile ici de l’évoquer tant elle a le vent en poupe de nos jours et n’a guère besoin qu’on en fasse la réclame.