Soleil trompeur dans notre monde, par le R.-P. Jean-François Thomas
Qui parmi les hommes rechercherait volontairement les ténèbres ? Personne, sauf peut-être quelques êtres déjà possédés par le diable. Pour les autres, la lumière est bien ce qui attire. D’où bien des essais infructueux, des chemins menant à des impasses, des erreurs forgées puis combattues, des tâtonnements au cours des siècles, tout cela pour aboutir à ce que chacun considère comme étant le plus vrai, le plus juste, le meilleur possible. La démarche des États est, elle, plus trouble, car les forces du Mal s’y engagent en bloc. Les royaumes de ce monde attisent des feux trompeurs, comme les pirates d’antan attirant sur les récifs les navires pris dans la nuit et la tempête en entretenant des phares qui étaient des pièges. Toute lumière n’est pas bonne à suivre. Si Satan ne se présentait que sous une forme terrifiante, il n’aurait guère de serviteurs et de disciples. Le plus souvent, il brille de mille feux, certes au milieu d’ éclairs qui devraient inquiéter, mais au sein d’une cour rutilante.
Nous sommes des proies faciles car le Malin apparaît souvent comme un honnête homme, un homme de Dieu. Il parle admirablement, habile dans les tournures, soignant la forme, conciliant des choses contraires, se prêtant volontiers à ce que désire entendre son auditeur. Nos aïeux, pendant des siècles, gardèrent des feux vivants au sommet des collines et des montagnes afin de communiquer, de prévenir, d’alarmer. Cette flamme était à leur service, elle ne cherchait point à éblouir ou à cacher d’autres réalités. Nous avons délaissé cette coutume, au profit de la technique et de nos trouvailles scientifiques. Alors se sont multipliées les lumières artificielles et menteuses. Il faut désormais faire le tri, ceci exigeant un discernement et une prudence que notre pauvre sagesse ne possède guère. Le saint est capable de débusquer le Malin sous les oripeaux d’u soleil trompeur, et cette confrontation ébranle les fondations du monde. Les frères de saint Dominique rapportent les gémissements de terreur de leur fondateur en proie à Satan au cœur de la nuit du couvent, et ces cris résonnaient de cellule en cellule. Seuls les « fonctionnaires » installés et tranquilles peuvent s’imaginer que la moindre lueur est signe de refuge et de tranquillité. À qui recherche le confort d’une vie rentière et sans risque, le diable accorde volontiers des gages et il envoie une lumière blafarde qui suffit à attirer les insectes que nous sommes.
Lorsque Georges Bernanos publia son ouvrage Sous le Soleil de Satan, il écopa de bien des critiques car un diable déguisé en maquignon et une innocente Mouchette habitée par le Mal absolu ne semblaient guère réalistes. Le génie de l’écrivain ne fut pas simplement littéraire : il avait bien saisi les ressorts complexes de la vie intérieure et les dangers qui guettent les âmes rassasiées de soleil révolutionnaire et républicain, de lumière de la Science et du Progrès, d’astre démocratique. Toutes ces lumières hypocrites, éclaireuses des ténèbres devant lesquelles elles marchent fièrement, nous roulent dans la farine et nous paralysent dans leurs entourloupes. Tous ces petits lampions que nous suivons avec confiance quotidiennement nous conduisent, sans en avoir l’air, dans l’obscurité du Mal intégral, aimé pour lui-même. On commence par se laisser berner, et puis on y prend goût, à tel point que le véritable soleil devient insupportable et que les guirlandes de la fête, avec Fée Électricité, nous apparaissent comme des gemmes précieuses. Bernanos, dans une conférence donnée en 1927 et intitulée Satan et nous, s’écrie admirablement, bousculant son auditoire :
« Je sais très bien que nous répugnons tous, plus ou moins, à introduire ainsi le diable dans notre petite vie, que nous aimons à nous faire une autre idée des passions — du moins des nôtres. Les gens sérieux et considérés se refusent à croire qu’ils partagent avec la canaille l’usage des sept péchés capitaux. C’est ainsi qu’un phtisique ou qu’un cancéreux a beau observer sur lui-même tous les symptômes de son mal, il s’en tire par des distinctions subtiles, et sa tuberculose ou son cancer ne sont jamais si graves que celui du voisin… Qui pourrait d’ailleurs prévoir les conséquences dernières d’une avarice à son début ou d’une jalousie naissante ou par exemple de l’envie, lorsqu’elle se distingue encore à peine d’un légitime sentiment d’émulation ? On dirait que les passions humaines, aux premiers pas hésitants qu’elles font dans le cœur, ont quelque chose de la candeur et de la grâce de l’enfance. Les petits tigres ressemblent eux aussi à des chats. »
Nous croyons toujours que les suppôts de Satan sont des monstres, repérés comme tels dans leur berceau. Non, ce sont, au départ, des « monsieur tout le monde », propres sur eux et respectueux de tous les ordres, de toutes les lois. Ils économisent aussi la lumière car, chez eux, ce n’est pas Versailles. Ils pensent à la planète et à l’empreinte carbone. Ils sont de bons citoyens, mettant leur bulletin de vote dans l’urne le jour J en respectant les consignes édictées par les pouvoirs dominants. Ils ne tuent pas père et mère et nourrissent leur animal de compagnie avec des croquettes de luxe. Tout est à sa place chez eux et ils occupent leur place dans la société, opinant du chef à tous les décrets. Ils ne regardent pas vers le ciel, ne se soucient guère du soleil, sauf pour planifier leurs vacances. Pendant ce temps, les petites passions, entretenues dans leur jus par tous les slogans et toutes les tentations du monde, deviennent florissantes. Il suffira d’un déclic, pour que l’homme ordinaire devienne soudain, à la faveur d’une opportunité ou d’une épreuve, un démon à la solde de Satan.
Celui qui se contente de la lumière des lampadaires et des projecteurs que le monde braque sur ce qui engraisse les pires tendances, ne pourra plus supporter la lumière du jour et le Soleil de Dieu. Il finira par s’habituer à la pénombre. Il y a plus de vampires qu’on ne croit, même s’ils s’ignorent. Notre époque se cache de moins en moins derrière le mensonge et il est facile de repérer toutes les manœuvres du Maquignon qui gesticule dans la sphère politique, dans tous les domaines de la vie sociale, y compris dans l’Église. Rien n’est sauf désormais, tout est contaminé. Il ne faut pas se tromper de virus : le plus dangereux n’est pas celui que les maquignons subalternes désignent comme l’ennemi du genre humain. Il est celui qui nous fait confondre la Lumière éternelle avec une lanterne de papier, celui qui transforme notre regard en le dégradant. C’est un virus qui rend aveugle.
Satan peut contempler son œuvre, comme dans ce prodigieux et terrifiant tableau de John Martin. Il suffit de laisser couler les choses désormais. Le mouvement est enclenché vers le néant et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Lucifer oublie simplement qu’il a déjà perdu lorsque la Croix fut érigée sur le Golgotha. Face aux lumières aveuglantes et artificielles de cet empire du Mal, vacille la petite flamme d’une veilleuse rouge dans la pénombre des églises. Cette Présence, réelle, est notre phare, le seul qui subsiste, qui puisse résister aux cataclysmes. Tous ceux qui se glorifient de mener le monde devraient se souvenir qu’ils seront happés par les ténèbres qu’ils servent, ceci, sans possibilité de retour. Les fils de lumière seront peut-être peu nombreux lorsque le Fils de l’Homme reviendra dans la gloire. Il serait prudent de préparer une réserve d’huile suffisante pour allumer la mèche de notre lampe. Ne laissons pas grandir le tigre qui est en nous. Demeurons des chatons espiègles certes, mais innocents.
P. Jean-François Thomas, s. j.