Quelle adoration ?, par le R. P. Jean-François Thomas
Pendant les longs siècles où le christianisme forgea l’âme de nos peuples, l’adoration inaugura toujours chaque année donnée par Dieu. Elle était celle de l’Épiphanie, à la suite des rois : « Et, entrant dans la maison, ils trouvèrent l’enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils l’adorèrent. Puis, leurs trésors ouverts, ils lui offrirent des présents, de l’or, de l’encens et de la myrrhe. » (Matthieu, II. 11) Prosternation, adoration, gestes de respect dus uniquement aux monarques et aux divinités, voilà ce pour quoi les rois sont venus d’Orient : ils voulaient, — suivant l’étoile qui leur servait de guide —, atteindre le Roi des juifs. Pourtant un tel prince ne pouvait régner que sur un minuscule territoire et sur un peuple bien obscur par rapport aux grands empires du monde… L’adoration de ces rois mages dépassait donc leur propre entendement. Sans connaître la Révélation donnée à partir d’Abraham, ils furent inspirés pour rendre hommage à Celui qui transcendait tous les seigneurs de la terre tout en étant leur Maître. Les rois de toutes les nations, favorables à Dieu ou au contraire hostiles, reçoivent tous leur autorité et leur pouvoir du ciel. Nos pères dans la foi furent bénis de vivre en des époques où le lien ainsi créé entre la terre et le Créateur était aussitôt visible et tangible. Chaque année, le roi de France adorait ainsi, avec ses peuples, le Roi de gloire, et les traditions s’enrichirent au cours des siècles pour souligner la joie d’une telle théophanie.
Aujourd’hui, qu’adorent donc ceux qui continuent de manger des millions de galettes devenues un mets de luxe ? Notre monde n’est plus en adoration car, pour ce faire, il est nécessaire de se poser et de ne plus être en mouvement ; Les rois mages ont longuement pérégriné mais ils s’arrêtent ensuite pour contempler Celui qu’ils ont enfin trouvé. Une expression horripilante a fait son apparition ces dernières années, – comme par hasard au sein d’un régime politique dont le slogan constant est d’avancer, de bouger, de ne point être en repos : dans la conversation courante, beaucoup ont pris l’habitude de répondre par un « ça marche », pour signifier que telle chose est possible ou bien qu’ils sont d’accord avec une demande. Cet automatisme n’est pas innocent : « ça marche » parce qu’il est interdit de s’arrêter pour regarder, pour penser, pour contempler, pour adorer. Pas de place, dans une telle société, pour des mages rétrogrades à la poursuite d’une chimère. Ils sont laissés au bord de la route. Georges Bernanos, si lucide et désabusé à la fin de la dernière guerre, notait : « Ce monde se croit en mouvement parce qu’il se fait du mouvement l’idée la plus matérielle. Un monde en mouvement est un monde qui grimpe la pente, et non pas un monde qui la dégringole. Si vite qu’on dégringole une pente, on ne fait jamais que se précipiter, rien de plus. » En mangeant notre galette des rois, à vélo, en trottinette et sur roulettes, nous sommes persuadés que nous avançons alors que nous plongeons, nous descendons au plus bas, puisque nous avons perdu le sens de l’adoration. Certes, ce n’est pas faute d’adorer toutes sortes de choses, à l’exception de Dieu bien entendu. La galette se contente de clore les « fêtes » et, d’ailleurs, elle se consomme maintenant à de multiples reprises, sans aucun lien avec la célébration qu’elle est censée représenter. Il faut dire que beaucoup « adorent » plus la galette que le Roi qui nous l’a donnée pour se souvenir de Lui et pour L’aimer. La galette est une survivance du temps où l’Histoire existait encore et où elle pouvait être sainte. Sa saveur ne fait plus naître aucun autre désir que celui de courir encore plus vite, en tournant le dos à l’Étoile. Les foules ne se déplacent plus pour écouter cet étrange prédicateur dans le désert qui préparait les voies à l’Agneau de Dieu. Elles préfèrent s’entasser dans les stades, les rave party, les marches blanches et les manifestations égalitaires. Elles préfèrent boire et hurler sur les Champs-Élysées, — qui n’ont jamais porter aussi mal leur nom —, dans la nuit qui les ballottent d’une année à une autre.
L’Église n’est pas en reste car ses hommes veulent suivre le mouvement et s’engouffrent dans des grands rassemblements kermesses, dans des messes spectacles, dans des synodes au teint d’assemblées constituantes. Elle fait acte d’allégeance au festivisme, à l’euphorie de pacotille et oublie que sa vocation est d’amener les hommes à adorer le seul vrai Dieu, trinitaire, Celui révélé par l’Incarnation. Aussi n’est-il pas surprenant que l’Épiphanie soit le plus souvent présentée comme une fable, un mythe symbolique de l’ouverture vers les autres, et non plus comme l’adoration de tout le monde créé envers le Sauveur. Durant la Révolution, cette fête royale s’était transformée en « Jour des sans-culottes » et, si la galette avait été préservée, — car les guillotineurs sont aussi gourmands —, elle avait été rebaptisée « galette de l’Égalité ». Leur successeur à l’Élysée n’a pas hésité à se défendre dans sa laïcité lorsque, -attaqué pour sa célébration d’Hanouka-, il précisa : « Est-ce que le 6 janvier, le Président reçoit la galette des rois, c’est-à-dire l’Épiphanie ? Oui. On voit bien que sur le principe, je n’ai pas violé la République. » Ouf ! Nous voilà rassurés car « violer la République » serait effectivement le péché contre l’Esprit-Saint, impardonnable, tandis que le refus de l’adoration de Notre Seigneur n’est que peccadille et même acte de salubrité publique. Les chameaux des mages d’Orient étaient plus sages que les nouveaux seigneurs.
Alors évidemment, les prophètes du progrès et de la nouveauté diront que rien n’a disparu mais que tout change parce que cela doit en être ainsi. Si l’homme n’adore plus ce que ses pères ont vénéré, c’est parce qu’il a enfin atteint ce niveau d’émancipation et d’autonomie qui lui avait été refusé pendant si longtemps. Il adore toujours, mais ce qui provient de ses mains, de sa production ; il s’adore dans ses œuvres et dans ses pompes, s’offrant à lui-même l’or, l’encens et la myrrhe. Pourquoi devrions-nous adorer le Roi des rois alors que nous nous suffisons à nous-mêmes ? Nous sommes maîtres de notre destin, contrairement à ces rois mages d’opérette qui se laissèrent guider par le bout du nez en étant hypnotisés par un astre trompeur. Philippe Muray disait très justement : « Le jour de l’apocalypse […] ne dites pas […] que c’est la fin des temps. Dites que la fin du monde change le monde. […] Ne dites pas que l’humanité n’est plus humaine, dites qu’elle change : c’est la même chose. » (Exorcismes spirituels IV. Moderne contre moderne. « Demain brûle-t-il ? » Août 2003) Et bien, tranquillement, opposons une fin de non-recevoir à tout ce qui bouge et qui change. Entrons dans la Maison à la suite des rois et déposons nous aussi nos cadeaux, -même s’ils sont moins prestigieux que les leurs-, aux pieds de Celui qu’ils adorent. Ne nous prosternons pas devant les idoles contemporaines. Lorsque les rois mages retournèrent vers leurs pays, ils marchèrent sous la voûte étoilée qui éclaira leur chemin malgré la nuit. Le poëte Paul Claudel en parle en ces termes : « […] La nuit est redevenue la même et tout brûle de toutes parts en silence. / Le livre illisible du Ciel jusqu’à la tranche est ouvert en son irrésistible évidence. / salut, grande Nuit de la Foi, infaillible Cité astronomique ! / C’est la Nuit, et non pas le brouillard, qui est la patrie d’un catholique / […] Voici la nuit mieux que le jour qui nous documente sur la route / Avec tous ses repères à leur place et ses constellations une fois pour toutes, / Voici l’An tout nouveau, le même, qui se lève, avec ses millions d’yeux tout autour vers le point polaire, / Ton siège au milieu du Ciel, ô Marie, Étoile de la Mer ! » (Corona benignitatis anni Dei, Chant de l’Épiphanie) Adorons, et alors, nous pourrons avancer.
P. Jean-François Thomas, s. j.