Pleurer sur notre longue histoire
Prenant le siècle à la gorge, Elias Canetti écrit dans son ouvrage majeur Masse et puissance : « Ce devrait être un signe de décence pour un homme, que d’être honteux d’avoir vécu au XXe siècle. » Il dirait de même à propos de notre siècle entamé, digne héritier du précédent, poursuivant sa marche en laissant derrière lui des traînées sanguinolentes. Chaque année, durant les Jours saints, nous psalmodions aux nocturnes les Lamentations du prophète Jérémie qui, siècle après siècle, expriment cette honte qui entache notre âme. Jérusalem détruite se plaint d’âge en âge : « Ô vous tous qui passez par la voie, prêtez attention, et voyez s’il est une douleur comme ma douleur ; parce que le Seigneur, comme il l’a dit, m’a vendangée au jour de la colère de sa fureur. D’en haut il a envoyé un feu dans mes os, et il m’a châtiée ; il a tendu un fil à mes pieds, et il m’a fait tomber en arrière, il m’a rendue désolée, accablée de chagrin tout le jour. » (I. 12-13)
Notre Seigneur pleura Lui aussi devant la ville sainte qui allait Le trahir et Le tuer, et Il prophétisa qu’il n’en resterait pas pierre sur pierre. Depuis, bien des Jérusalem se sont écroulées et les ruines s’amoncellent sur la terre, sans que nous rougissions. Il est faux d’affirmer, comme un slogan, que les leçons de l’histoire s’inscrivent dans notre esprit au point de nous éviter de recommencer les mêmes erreurs et les mêmes abominations. Le passé ne soigne pas les âmes défaillantes, et le « devoir de mémoire » ressassé par le régime républicain cache en fait une censure active envers certaines pages de notre histoire.
Ne subsistent dans le livre officiel que les pages jugées conformes à la pensée dominante. Notre histoire est émasculée et il est donc inévitable que nous retournions sans cesse vers nos dérives de toujours. L’écrivain chinois Ma Jian soulignait que « quand on efface son histoire, on efface les fondations morales d’un peuple. » Ce tour de magie noire s’opère d’ailleurs rapidement, retournant facilement les esprits. Dans un premier temps, il est nécessaire d’utiliser des manières fortes, mais ensuite, cela n’est même plus indispensable tellement les cerveaux sont devenus malléables. Notre capacité d’oubli est effrayante. Il suffit qu’un puissant réussisse et dure pour que, peu à peu s’estompe ses crimes.
Il est raisonnable d’imaginer que si Hitler avait gagné la guerre, la génération suivante de gouvernants nazis auraient mis de l’eau dans leur vin, la tache étant achevée. Et les populations survivantes auraient effacé de leur mémoire les atrocités anciennes. Cela se produit clairement dans les régimes communistes qui se maintiennent coûte que coûte, telle la Chine : les Chinois, sauf exception, ne savent pas que leur père fondateur Mao est le plus grand criminel de l’Histoire des hommes. Les hécatombes des différentes phases de sa révolution ont été gommées et, désormais, ce régime dictatorial est accepté par tous puisque permettant une seule liberté : celle de faire de l’argent.
La honte dont parle Canetti n’est possible que dans une âme capable de se dégager de toutes les pressions et intimidations extérieures. Les États qui réécrivent leur Histoire en la maquillant condamnent les peuples à perdre leur âme et se condamnent eux-mêmes en sombrant lentement. La France contemporaine est un exemple parlant de cette déformation entreprise sous la Révolution et poursuivie ensuite par les régimes politiques en place. L’avenir ne peut s’édifier sur l’ignorance de la réalité passée. Toutes les normes et les bornes imposées à la lecture historique sont des entraves à une véritable liberté future.
Dans Le Procès, Kafka met en scène les rouages totalitaires d’une justice humaine aveugle qui conduit le personnage principal, Josef K., à une sinistre exécution pendant laquelle sa dernière sensation est la suivante : « C’était comme si la honte devait lui survivre. » Honte d’être un homme qui n’avait pas su voir, pressentir et qui est broyé par l’Histoire en folie. L’anarchiste conservateur que fut George Orwell, constamment cité de nos jours souvent à tort et à travers, était déprimé par les « intellectuels » qui ne respectaient pas l’ordre et la vérité de l’Histoire. Extrêmement sévère et lucide à propos des gauches, il écrit : « Ce qui me rend malade à propos des gens de gauche, spécialement les intellectuels, c’est leur absolue ignorance de la façon dont les choses se passent dans la réalité. » (Journal) Il ne supporte pas les compagnons de route de la grande faucheuse qui cisaille l’Histoire à son profit, tel Sartre, « une grosse outre gonflée de vent », ou Mounier qui « dégage un relent qui ne trompe pas ». Il a honte de tels hommes qui n’éprouvent pas de honte à donner la main au pire. Les faux rebelles sont ceux qui s’écrasent devant l’Histoire officielle, manichéenne.
Czeslaw Milosz, après avoir traversé les grandes tragédies du siècle dernier, critiqua l’aveuglement et la bêtise de la société occidentale. Il pourrait doubler la mise à l’heure actuelle… Il dénonce, en 1953, l’absence d’imagination des peuples « libres » et leur facilité à se plier aux ordres les plus ridicules et les plus néfastes : « L’homme est une créature si élastique que l’on peut parfaitement concevoir qu’un jour tout citoyen respectable trouvera normal de se promener à quatre pattes en arborant une queue de plumes bariolées pour marquer son allégeance à l’ordre établi. » (La Pensée captive) Il semble bien que ce temps soit accompli, au moins dans ses grandes lignes. L’homme vit dans un permanent carnaval, ivre de bruits, de rumeurs, de substances hallucinogènes, de réseaux sociaux sans âme, de sites internet, de rencontres virtuelles, et il est tout à fait logique et attendu qu’il suive sans réflexion et sans critique les voix qui s’imposent, sans souci de discernement entre le bien et le mal. Peu de place dans ce cadre pour le regret, les larmes, et, à plus forte raison le repentir.
Seul l’homme qui maintient son lien avec Dieu peut reconnaître des fautes, des erreurs et des péchés. Les autres s’enferrent et s’ancrent dans la certitude qu’ils ont raison puisqu’aucune autorité supérieure et transcendante ne les guident plus dans leurs choix et leurs raisonnements. Notre Seigneur nous a pourtant annoncé : « La vérité vous libérera » (Évangile selon saint Jean, VIII. 32), la vérité c’est-à-dire Lui-même. L’écouter exige la solitude de celui qui ne suit pas le mouvement des foules, si primesautières. L’historien chinois du IIe siècle avant Jésus-Christ, Sima Qian, constatait sagement : « Mieux que l’approbation de la foule : l’indignation d’un seul honnête homme ! » (Mémoires du Grand Historien) De même les larmes d’un unique homme juste suffisent à apaiser la colère de Dieu et à ralentir le chaos du monde. Seulement ces pleurs sont rares et sont emportés par la rage des hommes. Il faudrait beaucoup de Jérémie pour renaître. Heureusement les larmes du Christ en son Agonie sont efficaces pour notre salut.
P. Jean-François Thomas s.j.
19 mars 2025
Saint Joseph Époux de la Très Sainte Vierge et Patron de l’Église