Père Réginald, un peintre de l’invisible et du silence, par le R. P. Jean-François Thomas
Il faudrait un Maurice Denis pour introduire à la peinture de Réginald Pycke. La peinture a-t-elle d’ailleurs besoin d’introduction ? Non sans doute car elle s’impose au regard qui s’y attache ou qui l’effleure distraitement. Le miracle se produit lorsque les yeux s’y arrêtent et font appel à tous les autres sens pour comprendre les émotions soudain ressenties, celles passagères et celles qui durent jusqu’à s’inscrire dans la chair et dans l’âme à jamais. Ces mouvements de l’être sont rares à notre époque qui ne recherche pas plus le beau qu’elle ne croit au vrai. Le constat n’est pas nouveau, même si la chute s’amplifie et si les abîmes de l’ « art contemporain » ne laissent percevoir que des ténèbres épaisses, aussi gluantes que le bourbier d’un hiver sans fin. Charles Baudelaire, dans sa critique du Salon de 1859, écrivait au directeur de la Revue française :
« Que dans tous les temps, la médiocrité ait dominé, cela est indubitable ; mais qu’elle règne plus que jamais, qu’elle devienne absolument triomphante et encombrante, c’est ce qui est aussi vrai qu’affligeant […].
Discrédit de l’imagination, mépris du grand, amour (non, ce mot est trop beau), pratique exclusive du métier, telles sont je crois, quant à l’artiste, les raisons principales de son abaissement. Plus on possède d’imagination, mieux il faut posséder le métier pour accompagner celle-ci dans ses aventures et surmonter les difficultés qu’elle recherche avidement. Et mieux on possède son métier, moins il faut s’en prévaloir et le montrer, pour laisser l’imagination briller de tout son éclat. Voilà ce que dit la sagesse ; et la sagesse dit encore : Celui qui ne possède que l’habileté est une bête, et l’imagination qui veut s’en passer est une folle. Mais si simples que soient ces choses, elles sont au-dessus ou au-dessous de l’artiste moderne. »
Un tel peintre est un enfant gâté, celui qui se méfie de l’imagination car elle est dangereuse et fatigante, qui néglige la lecture et la leçon du passé comme du temps perdu. Un tel peintre « bouche son âme », pour reprendre l’expression du poëte maudit. Les toiles exposées ici sont la preuve qu’il existe encore des peintres dont l’âme n’est point enlisée dans les convenances à la mode, dans l’appât du gain, dans de constantes provocations devenues misérables et ennuyeuses à force de répétition et, justement, de manque d’imagination. Le tour de force de Réginald Pycke — finalité qu’il n’a pas poursuivie par des artifices mais qui lui a été donnée de surcroît — est de ne pas laisser le spectateur à l’extérieur mais de le conduire par la main afin qu’il se sente chez lui au sein d’un paysage de campagne, au cœur d’un salon, face à une nature morte, et même en compagnie de saints personnages. Il est à noter que, à l’exception des acteurs des mystères sacrés, de quelques nonnes et de deux portraits, aucune présence humaine ou animale ne trouble la quiétude de ces horizons ou de ses intérieurs, non point que le monde fût abandonné des hommes, mais parce que nous sommes les habitants de ces villages, les fermiers de ces champs, les résidents de ces pièces tranquilles et ordonnées. Nous pénétrons de plain pied au milieu des secrets de la nature, de la vie cachée de ceux que nous ne voyons pas mais dont nous percevons la voix et les rires, les soupirs et les pleurs. Dans L’Œil écoute, Paul Claudel souligne très justement que « ce sont de tristes tableaux, ceux auxquels il est impossible de prêter l’oreille ». Confrontés à ces tableaux, nous entendons le meuglement des vaches invisibles et les enfants qui se chamaillent dans un coin de chambre, le tintement des cloches de l’église, le murmure de l’eau de la rivière qui accomplit son devoir, le souffle du vent dans les peupliers impassibles, et tout ce qui fourmille dans l’étonnante création ; et lorsque nous nous arrêtons à l’ombre d’un mystère douloureux ou joyeux, nous nous retrouvons emportés dans foules évangéliques, atteints en plein cœur par ce visible qui recèle l’invisible. Dans une conférence donnée à la Ghilde de Notre-Dame en 1918 sur Le Symbolisme et l’art religieux moderne, Maurice Denis s’exprimait ainsi :
« L’artiste doit chercher, selon le mot de Cézanne, non pas à reproduire la nature, mais à la représenter par des équivalents, des équivalents plastiques. C’est le moyen d’expression (lignes, formes, volumes, couleurs), et non l’objet représenté, qui doit lui-même être expressif. Une telle idée implique l’existence de correspondances entre les lignes, les formes, les couleurs et d’autre part nos états d’âme, entre le visible et l’invisible : une connexion d’idées en rapport avec la connexion des choses. »
Connexion entre le visible et l’invisible, telle est la marque du peintre qui conçoit son art non point comme une chasse au trésor mais comme ce qui permet au silence de prendre forme et de faire entendre sa voix. Réginald Pycke se situe dans cette lignée, celle des Nabis et des peintres symbolistes, et d’autres plus inclassables car demeurant en lisière de la forêt de ce monde qu ne les attire guère. Citons encore Maurice Denis, cette fois dans un article, « De Gauguin et de Van Gogh au classicisme », paru en 1909 dans L’Occident :
« L’art n’est plus une sensation seulement visuelle que nous recueillons, une photographie, si raffinée soit-elle, de la nature. Non, c’est une création de notre esprit dont la nature n’est que l’occasion. Au lieu de « travailler autour de l’œil, nous cherchions au centre mystérieux de la pensée », comme disait Gauguin.
L’imagination revient ainsi, selon le vœu de Baudelaire, la reine des facultés. Ainsi nous libérions notre sensibilité ; et l’art, au lieu d’être avec la copie, devenait la déformation subjective de la nature. » Le peintre ne travaille pas d’abord avec son pinceau mais avec son esprit et son âme. Il ne copie point la nature mais l’extraie de la gangue dans laquelle elle est lovée et cachée à notre regard aveugle. Parmi les rares figures humaines qui se détachent ici des toiles, se trouve un unique portrait de peintre, celui de Jean-Georges Cornélius (1880-1963), élève de Gustave Moreau, de Luc-Olivier Merson et surtout du grand et oublié George Desvallières — proche de Maurice Denis —, qui le qualifiera d’artiste « tourmenté du Christ ». Cornélius, bien que proche parfois dans son style à Desvallières — notamment son Chemin de Croix de Villard-de-Lans, aujourd’hui au musée d’Art sacré du Gard à Pont-Saint-Esprit — est un franc-tireur, un solitaire dont le but artistique est le suivant, comme il l’exprime dans une lettre adressée à une carmélite :
« La seule chose qui compte, c’est d’arriver à force d’amour et de pitié à entendre tous les râles de la Sainte Agonie, et puis d’aller attendre que la formidable clarté de la Résurrection se glisse entre les pierres du tombeau. Cela, j’y suis arrivé et j’essaye furieusement de la faire comprendre aux autres par l’image. Il faudrait que l’Art soit une sorte de transfusion d’âme. »
Ce n’est pas par hasard si se glisse, dans cette exposition, le portrait de ce peintre dont le souci était de provoquer un supplément d’âme, puisque la recherche de Réginald Pycke est identique. Cornélius, flânant la pipe au bec devant son manoir du Boursoul à Ploubazlanec, nous regarde ici, sans nous voir : il nous transperce par la lumière qui filtre de ses yeux plissés (il perdit un œil lors de la Grande Guerre : comme quoi l’œil n’est pas le tout du peintre), tissant entre son âme et la nôtre cette « connexion » dont parle Maurice Denis. Les peintres croyants de cette génération avaient retrouvé la geste des Primitifs, comme le signale Denis, en 1896, dans ses « Notes sur la peinture religieuse » publiées dans L’Art et la vie :
« Une photographie de primitif suffit, dans le désordre et le tumulte de la vie, à nous rappeler ce qu’est notre âme, que ses gestes sont sublimes, et qu’une pure lumière la console à notre insu. »
Cependant, Cornélius diffère grandement de ce dernier car son art est aussi tourmenté que les écrits de son ami Georges Bernanos qui écrira à son sujet qu’il était « un homme qui va d’emblée plus loin que le pittoresque de la vie, qui y entre à fond, qui en a pénétré le sens tragique ». Les tableaux de Réginald Pycke ne sont copies ni de Maurice Denis, ni de Jean-Georges Cornélius. Ils naviguent entre des inspirations diverses qui révèlent, en tout cas, un désir que l’artiste partage avec ses illustres prédécesseurs : rendre visible un invisible qui n’est beau que parce qu’il contient en lui du tragique et qu’il fait irruption dans notre monde par le petit bout de la lorgnette, ce que
Charles Baudelaire exprimait ainsi dans une lettre à Armand Fraisse en 1860 :
« Avez-vous observé qu’un morceau de ciel, aperçu par un soupirail, ou entre deux cheminées, deux rochers, ou par une arcade, etc., donnait une idée plus profonde de l’infini que le grand panorama vu d’en haut d’une montagne ? »
La quête spirituelle est toujours un combat qui réclame sueur, sang et sacrifice. L’artiste ne peint pas avec de bons sentiments pour des âmes qui reposent dans du coton. Paul Claudel, dans Positions et propositions, notait à propos de l’art religieux : « Un peu de sévérité, un peu de rudesse, comme cela ferait du bien après cette longue saison de saccharine, cette saturation de sirop ! », rejoignant son tonitruant confrère Léon Bloy, dans Le Désespéré :
« Aujourd’hui, le Sauveur du monde crucifié appelle à lui tous les peuples à l’étalage des vitriers de la dévotion, entre un Évangéliste coquebin et une Mère douloureuse trop avancée. Il se tord correctement sur de délicates croix, dans une nudité d’hortensia pâle ou de lilas crémeux , décortiqué, aux genoux et aux épaules, d’identiques plaies vineuses exécutées sur le type uniforme d’un
panneau crevé. — Genre italien, affirment les marchands de mastic. »
Ce lion rugissant vouait d’ailleurs une admiration sans borne envers cet autre peintre inclassable, Henry de Groux, dont Le Christ aux outrages, actuellement au Palais du Roure à Avignon, immense composition datée de 1889, était selon lui une magnifique consolation pour les « pétitionnaires du sublime » jeûnant depuis si longtemps. Contemplant les Crucifixions de Réginald Pycke, nous sommes saisis par la même intensité d’expression, cette fois avec une réserve minimale d’effets. Le trait est aussi net que le péché de l’homme est acéré. Les yeux ne sont pas ouverts sur le monde du mal mais tournés vers l’intérieur invisible, là où réside le silence le plus dense et le plus plein. Bossuet, dans son Sermon sur la parole de Dieu, parle de la voix secrète qui parle intérieurement et qui est la véritable prédication, tout autre discours n’étant que bruit inutile.
Le philosophe Louis Lavelle s’intéressa au rapport entre silence, parole et lumière, comme dans son ouvrage La Parole et l’écriture :
« Il y a au Paradis une musique silencieuse qui est celle du chœur des anges et dont on peut dire qu’elle confond la louange de Dieu avec sa vision. Ainsi il existe sans doute un point de convergence de la parole et de la lumière où chacune prête à l’autre ce qui lui manque, la parole, l’activité créatrice, et la lumière, la signification éternelle. »
Le silence nous atteint de plein fouet devant les œuvres de Réginald Pycke, nous rappelant les vers de Paul Valéry dans « Palme » (Charmes) :
« Patience, patience
Patience dans l’azur
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr. »
Le silence est une condition de l’expression artistique, même si elle n’est pas directement spirituelle. Nulle surprise donc à ce que l’« art contemporain » se perde souvent dans les sables mouvants de sa propre suffisance puisque le vacarme empêche d’entendre le mystère qui s’approche sur la pointe des pieds. Joseph Rassam, philosophe réaliste, dans son livre sur Le Silence, s’exprimait ainsi :
« Appeler silence ce point où nous expérimentons notre référence à l’être, revient simplement à signifier que notre accès à la vérité est accueil d’une lumière qui ne vient pas de nous, et que toute notre sagesse consiste à savoir écouter les enseignements d’une vérité qui s’annonce sans nous contraindre […]. Le silence annonce le mystère, et ce n’est que grâce au silence, c’est-à-dire grâce à un acte personnel de ressaisissement intérieur, que le mystère cesse d’apparaître comme un pur non-sens. Un mystère demande à être librement reconnu par un acte positif et personnel. En ce sens, être attentif au silence, c’est être disponible à un certaine présence dans la détresse même de l’absence. »
Tel est le silence qui est révélé par l’Annonciation, par la Visitation, par le Christ en Croix et par la Déposition, ces mystères où les personnages sacrés nous hissent jusqu’à eux, à l’intérieur de la toile, pour nous permettre de mieux contempler et de goûter le don insigne qui nous est accordé de participer ainsi au coeur précieux de
l’histoire humaine et de la dramatique divine. Nous sommes embarqués dans une aventure qui, seule, peut donner sens à notre existence. D’où cette impression de bonheur tranquille qui se dégage des œuvres de Réginald Pycke. Elles nous guident par la main, comme les enfants balbutiants et maladroits que nous sommes, pour pénétrer dans un jardin inconnu et silencieux. Dans son Journal, le Maurice Denis de la maturité et du succès couronné confiait :
« Si on était pénétré de surnaturel, tout deviendrait aisé, la vie et la mort, l’amour du prochain, la paix intérieure : on comprendrait. Le temps fuit : la mort est inévitable ; ne le serait-elle pas que le moment passé s’éloigne toujours dans un lointain qui nous couvre d’ombre, nous, nos bonheurs, nos amours, nos raisons de vivre. Ainsi, il n’y a pas d’arrêt possible ; nous sommes dans un navire qui file, nous ne pouvons le quitter, ni descendre, il n’y a de port que le port final, à destination de la mort. Et nous sommes embarqués malgré nous, vers la terre ferme de l’éternité. »
Tel est le voyage auquel nous convie ce peintre du silence et de l’invisible. À nous d’apprendre à écouter avec les yeux et de savoir regarder avec le cœur.
P. Jean-François Thomas, s. j.