Pas de cité permanente
Sans pour autant négliger nos devoirs de vie en société, il est bon de se remémorer ces paroles de l’Apôtre : « Nous n’avons point ici de cité permanente, mais nous cherchons la cité future. » (Non enim habemus manentem civitatem, sed futuram inquirimus) (Épître aux Hébreux, XIII. 14) Il ne s’agit pas de mépris du monde mais de la juste constatation que nous ne sommes pas faits pour durer ainsi et que tout notre effort est vraiment tendu vers l’éternité. Nous traversons les cités de cette terre, nous participons à leur construction, à leur embellissement, à leur opulence, sans nous tromper sur le fait qu’elles passeront, fussent-elles les plus belles et les plus attrayantes. La Memphis, l’Alexandrie, la Babylone, l’Athènes, la Jérusalem, la Rome antiques ne sont plus que des ruines, plus ou moins impressionnantes. Les cités modernes dont les hommes sans Dieu sont si fiers finiront de façon identique et il n’en demeurera pas pierre sur pierre. Les « citoyens modernes » se persuadent que leurs métropoles, construites à grand renfort de fonds mondialistes, sont invincibles. Ils y érigent de nouveaux temples comme les sièges des organisations internationales, les bunkers des commissions européennes. Ils sont convaincus qu’ils peuvent résister à tous les sièges et à tous les cataclysmes. Or tout cela s’écroulera comme le colosse de Rhodes car Dieu prend grand soin de nous rappeler régulièrement que toutes nos œuvres sont mortelles et passagères. Le monde présent, malgré tous les soins que nous lui apportons, n’est donc pas très sérieux et ne mérite guère le respect obséquieux que nous lui exprimons. Gilbert Keith Chesterton notait dans un sens semblable : « L’Église est la seule chose qui peut sauver un homme de la dégradante servitude d’être un enfant de son époque. » (La raison pour laquelle je suis devenu catholique, 1926) Il faut d’ailleurs franchir un pas supplémentaire en affirmant, – comme cet autre converti que fut Evelyn Waugh-, que l’Église ne libère pas seulement l’homme de son siècle mais qu’elle lui donne le soutien, la force et l’inspiration nécessaires pour se dresser contre le monde à chaque fois que ce dernier se prend trop au sérieux et déclare qu’il est le maître du temps avec des promesses d’immortalité et d’éternité. Le même Chesterton écrivait ailleurs : « Nous ne voulons pas, comme disent les journaux, d’une Église qui suive le monde, nous voulons d’une Église qui entraîne le monde. Nous voulons une Église qui prenne sa distance par rapport aux choses vers lesquelles elle se dirige actuellement ; par exemple l’État Servile (the Servile State). C’est par ce test que l’Histoire jugera si une Église est vraie ou non. » (dans New Witness, 21 octobre 1921) Le refus du monde, et le combat contre lui jusqu’à verser son sang, n’est guère la caractéristique première des positions contemporaines de la plupart des hommes d’Église. L’invitation qu’ils nous adressent est plutôt, à l’inverse, la servilité envers le monde en épousant toutes les rengaines de ce dernier, y compris les plus néfastes. Cette dérive n’est guère étonnante si on se souvient de cette analyse célèbre de Chesterton au sujet des vices et des vertus : « Le monde moderne n’est pas mauvais : à certains égards, il est bien trop bon. Il est rempli de vertus féroces et gâchées. Lorsqu’un dispositif religieux est brisé (comme le fut le christianisme pendant la Réforme), ce ne sont pas seulement les vices qui sont libérés. Les vices sont en effet libérés, et ils errent de par le monde en faisant des ravages ; mais les vertus le sont aussi, et elles errent plus férocement encore en faisant des ravages plus terribles. Le monde moderne est saturé des vieilles vertus chrétiennes virant à la folie. Elles ont viré à la folie parce qu’on les a isolées les unes des autres et qu’elles errent indépendamment dans la solitude. Ainsi des scientifiques se passionnent-ils pour la vérité, et leur vérité est impitoyable. Ainsi des « humanitaires » ne se soucient-ils que de la pitié, mais leur pitié (je regrette de le dire) est souvent mensongère. » (Orthodoxie) Ce pourrissement des vertus conduit les hommes à devenir mauvais dans une sorte de chute sans cesse recommencée, choisie, sous le prétexte de progrès, d’évolution, d’adaptation. Là est la marque du péché originel. Lorsque le monde s’introduit dans l’Église, lorsque le souci de courtiser le monde pénètre l’esprit des hommes d’Église, le dernier rempart contre la tyrannie tombe car le Corps mystique du Christ est le garant de la seule liberté qui vaille.
Evelyn Waugh, présentant le sujet d’un de ses romans, Une poignée de poussière, le résuma ainsi : « C’est la description du sort désespéré d’un homme civilisé au milieu des sauvages. » Le héros tombe certes aux mains d’une féroce tribu amazonienne dont il sera définitivement captif, mais son sort le plus tragique est qu’auparavant sa vie avait été écrasée par des sauvages bien plus dangereux, ceux de la haute société londonienne de l’époque. En fait, tout chrétien ressent douloureusement sa situation au milieu des sauvages qui ne sont pas ceux que l’on croit. Cet auteur catholique rongé par l’angoisse de se trouver dans la prison moderniste est convaincu que les hommes porteurs d’une fidélité spirituelle et d’une tradition sont toujours réduits à l’état « d’aborigènes, vermine qu’on peut abattre à volonté, pour rendre le monde mieux propre à abriter les activités des voyageurs de commerce. » Simon Leys commente ainsi : « L’homme moderne, qui s’applique à évoluer avec son temps et poursuit le pouvoir sans la grâce, fait peser une plus lourde menace sur les valeurs humanistes que ne le pourraient faire des hordes de cannibales tatoués. » (L’ange et le cachalot) Waugh, antimoderne, est extrêmement moderne dans son diagnostic sans pitié. Un de ses personnages, candidat à des élections et ambitionnant d’être le leader de demain, est ainsi décrit : « Ce n’était définitivement pas un être humain complet ; ce n’était qu’un minuscule fragment d’humain, fragment qui s’était développé de façon antinaturelle ; quelque chose qu’on avait cultivé dans un bocal, un organe artificiellement maintenu en vie dans un laboratoire. Je crus d’abord que c’était une sorte de sauvage primitif, mais en fait il était un de ces phénomènes absolument modernes et dernier cri, comme seule notre hideuse époque peut en produire : un minuscule fragment d’humain qui se faisait passer pour un homme complet. » (Retour à Brideshead) Combien de nos gouvernants et responsables politiques et religieux correspondent exactement à ce portrait qui fait frémir de dégoût ! Ces « fragments » humains sont ceux qui méprisent les sans-dents invités à traverser la rue pour trouver du travail servile. L’élite regarde de haut la rue qu’elle ne fréquente que pour des bains de foule épisodiques, organisés et contrôlés. Waugh aura cette réponse magistrale lors d’un entretien radiophonique au cours duquel le journaliste, apitoyé, lui posa cette question en forme de condamnation : « Vous n’avez pas beaucoup de sympathie pour l’homme de la rue, n’est-ce pas, M. Waugh ? » L’écrivain rétorqua : « Vous devez comprendre que l’homme de la rue n’existe pas, c’est un mythe moderne. Il y a seulement des individus hommes et femmes, doués chacun d’une âme individuelle et immortelle, et ces êtres-là ont de temps à autre besoin d’emprunter les rues. » Les « fragments humains », ces petits êtres, ont le chic pour suborner les valeurs religieuses. De tels faux chrétiens ne croient plus au Christ et leurs théologiens prêchent une doctrine qui est en fait l’athéisme. Desmond MacCarthy parle parfaitement, dans sa recension du Cher Disparu d’Evelyn Waugh, de « tout ce stupide courant de la civilisation moderne qui s’imagine qu’on peut jouir des consolations de la religion sans pour autant y croire, et qui voudrait se persuader que la condition humaine n’a rien de fondamentalement tragique. » Au milieu des ruines de toutes ces cités et civilisations superbes et orgueilleuses qui l’ont précédé, l’homme moderne n’a toujours pas compris et épouse un monde qui ne le mène qu’à sa perte.
P. Jean-François Thomas s.j.
Dimanche de la Quinquagésime
2 mars 2025