Où se trouve la vérité ?, par le R. P. Jean-François Thomas
Dans une époque où le principe n’est même plus « à chacun sa vérité », mais plutôt « à chacun son opinion du moment », il est bien délicat d’aborder la question du vrai qui ne semble plus guère provoquer de passion, alors qu’elle fut le centre de l’intérêt intellectuel durant des siècles depuis la plus haute Antiquité. Être négligée ne signifie pourtant pas qu’elle ait totalement disparu, comme si le fait de ne point en parler suffisait à lui retirer l’existence. Il est étonnant qu’un point aussi essentiel, — pour notre compréhension du monde avec tout ce qu’il contient —, ait connu un tel rejet depuis trois siècles, même si, bien sûr, l’explication est à la fois idéologique et spirituelle. Lorsque l’homme a décidé de s’arroger une pleine autonomie, il a eu besoin de faire table rase de ce qui était jusque-là regardé comme sa structure. Josef Pieper, dans De la vérité des choses, dresse un diagnostic précis de la maladie occidentale qui nous a frappés depuis Bacon. Nous renvoyons à ce bel écrit, clair et limpide. L’humanisme de la Renaissance a rejeté à la fois le platonisme et l’aristotélisme, — pour mieux écraser la scolastique qui en était l’héritière —, tout en se drapant dans un néoplatonisme trahissant la pensée du maître. Goethe sera justement très sévère à l’égard de cette protestation envers la tradition qui ébranla toute la Renaissance dans l’ordre de l’intelligence et de la religion. Il parlera du « manque de sensibilité envers la dignité de l’Antiquité » de Bacon lorsque ce dernier compare les œuvres de Platon et d’Aristote à des « tablettes légères ». La théorie empiriste de la connaissance scientifique de Francis Bacon mit à bas les transcendantaux, la vérité transcendantale, la vérité des choses.
La vérité des choses : telle fut la conviction des philosophes anciens et médiévaux. Saint Anselme de Cantorbéry écrivait : « La vérité qui se trouve dans l’être des choses, peu cependant y réfléchissent. » (Dialogus de Veritate) La formule classique est : « Omne ens est verum. » (« Tout étant est vrai. ») Ces mots ne sont pas exactement ceux présents chez saint Thomas d’Aquin et dans la scolastique médiévale qui disent plutôt : « Ens et verum convertuntur. » (« Étant et vrai sont interchangeables. ») Le Docteur angélique écrira aussi : « Omnis res est vera et nulla res est falsa. » (« Tout ce qui est est vrai, et rien de ce qui est n’est faux. ») Les philosophes de l’époque moderne, Hobbes ou Descartes, connaissaient parfaitement ce principe et ils s’y opposèrent farouchement et volontairement, pour créer un homme et un mode nouveaux. Hobbes affirmera : « Veritas enim in dicto, nonin re constitit. » (« La vérité consiste dans ce qui est dit, pas dans la réalité. ») (Logica, 3. 7) Quant à Descartes, il afficha toujours un mépris du passé et de la scolastique qu’il ne lit point, — comme il le confessa au jésuite Mersenne en 1640. Spinoza brandira le même flambeau : « Ils se sont complètement égarés ceux qui ont jugé que le vrai est une propriété de l’étant. » (Cogitata metaphysica, I. 6) Il soutiendra que la vérité n’est que dans l’énoncé, tandis que les choses sont « muettes ». Leibniz, pourtant plus prudent et pas méprisant pour la tradition, a méconnu le sens scolastique, influencé par son maître Jakob Thomasius qui affirmait : « [La vérité] est immanente non pas à l’étant, mais à l’esprit connaissant l’étant. » (Erotemata metaphysica, chap. V) Quant à Kant, il regardera de haut la théorie médiévale en qualifiant le principe de la vérité des choses de « stérile », allant jusqu’à dire que c’est une « tautologie ». (Cours de 1774) D’ailleurs le but premier de sa célèbre critique de la raison pure sera de réduire à néant, pour toujours, l’ontologie héritée des Anciens.
Saint Thomas d’Aquin avait toujours voulu éviter une définition scolaire de la vérité, lui préférant l’analyse de sa nature et de ses caractères. Il écrit : « Dans le réel existant objectivement en dehors de l’âme, il y a quelque chose en raison de quoi il peut être dit vrai. » (De Veritate, 1, 5 ad 2) Ce n’est pas pour lui de la rhétorique : il existe vraiment une vérité des choses en raison de leur être : « Le vrai se trouve dans les choses et dans l’intellect : mais le vrai qui est dans les choses est identique à l’étant selon sa substance. » (Somme Théologique, Ia, qu.16, art.3, ad I) La vérité n’est pas une qualité, présente ou non : elle est constitutive de l’être : « L’étant ne peut être conçu sans le vrai. » (De Veritate, 1, 1 ad 3) Ceci se retrouve à la fois chez Aristote et chez saint Augustin, le premier enseignant : « Comme à l’être se rapporte chaque chose, ainsi aussi à la vérité. » (Métaphysique, 2, I, 993 b) ; et le second écrivant : « Le vrai est vrai dans la même mesure qu’il est étant. » (De vera religione, chap. 36) Saint Thomas lie indéfectiblement vérité et être : « La vérité est dans toutes choses qui possèdent l’être. […] Toute chose est vraie et nulle chose n’est fausse. » (De Veritate, 1, 10) Il ne faut pas confondre cette vérité intrinsèque des choses avec nos propres jugements sur les choses qui eux, peuvent être vrais ou faux. La vérité des choses transcende l’intelligence humaine. L’Aquinate parlera de « transcendantaux » (transcendentalia), au nombre de cinq : ens, res, unum, aliquid, verum, bonum, tous difficilement traduisibles au risque d’en déformer le sens et le contenu.
L’ens est l’étant. Res, pour les Romains est l’ensemble de la réalité, et pas simplement la « chose », ou telle chose en particulier. Ens est l’acte d’être, tandis que res est le sujet de cet acte d’être. En ce qui concerne l’unum, saint Thomas donne cette définition : « L’être de toute chose consiste en l’indivision. D’où il découle que tout étant, puisqu’il garde son être, garde aussi son unité. » (Somme Théologique) C’est l’unité, plus ou moins grande ou petite qui va donner à chaque étant son rang ontologique, Dieu étant bien entendu tout au sommet. Aliquid est parfois mal compris : ce n’est pas « quelque chose », mais « quelque chose autre ». Tout ce qui est, a une milite par rapport aux autres étants et est séparé d’eux, donc toute forme tien son existence de ses limites. Ce transcendantal établit la relation d’un étant par rapport aux autres. Le verum et le bonum seront ce qui permet à tout ens, comme aliquid, d’être un esprit connaissant et voulant, donc aimant. À partir de là, la connaissance est possible, sous ses deux volets : connaissance réceptrice et connaissance créatrice, donc pas simplement la capacité de la conscience à reproduire en soi-même la réalité extérieure. Si les choses existantes sont dites vraies, c’est parce qu’elles sont réflexivement reliées à l’intellect créateur de Dieu, d’où cette expression thomiste : « Les choses sont plus en Dieu, que Dieu n’est dans les choses. » (Somme Théologique, Ia, qu. 8, art. 3, ad 3.) Le réel est placé entre la connaissance humaine et la connaissance divine, en adéquation avec l’un et avec l’autre, comme le rappelle le De Veritate. La vérité des choses ne dépend pas de mon existence et de la saisie de mon intelligence.
Il faudrait bien d’autres développements pour saisir en détail comment toute connaissance est comme un fruit de la vérité, selon les propres mots de saint Thomas. C’est le déisme de la philosophie des Lumières qui a anéanti la vérité des choses, l’inhérence des choses en Dieu, et l’inhérence des transcendantaux dans les choses. L’objectivisme est réellement révolutionnaire puisqu’il a décidé que Dieu était extérieur, le fameux « grand horloger » voltairien. Il est donc utile d’être au clair sur ce qu’est la vérité si nous prétendons combattre les méfaits de la Révolution.
P. Jean-François Thomas, s. j.