L’Être et le Néant, par le R. P. Jean-François Thomas, s. j.
Certaines voix chantent les louanges de notre monde occidental qui serait une « société parvenue à maturité ». Étonnant chant de victoire poussé par ceux qui périssent dans le long hiver d’une retraite de Russie bien pire que celle éprouvée par les troupes napoléoniennes… Quelle serait donc cette « maturité » sinon l’enfermement de l’homme sur une accumulation de biens matériels, sur un désir croissant de consommation laissant de côté tout sens de l’effort et du sacrifice ? Qui, dans cette société mature, serait prêt aujourd’hui à prendre les armes contre les ennemis intérieurs et extérieurs ? En quoi cette maturité est-elle caractéristique de ce qui est le propre des grandes civilisations dans lesquelles chacun, selon ses talents et son rang, participe à l’excellence intellectuelle et morale ? Gustave Thibon notait que « les hommes qui vivent sous le signe de la facilité et de l’inconséquence tendent à ressembler à ces fruits cultivés en serre dont on ne sait jamais, tant leur saveur est incertaine, s’ils sont encore verts ou déjà pourris. » (Au secours des évidences) D’où provient cette chute vertigineuse ? Où nous mène-t-elle ?
La racine n’est pas d’abord politique ou sociale. Le choix de société qui aboutit à un tel résultat pervers découle d’une opposition métaphysique et religieuse. Rémi Brague, dans son Modérément moderne. Les Temps Modernes ou l’invention d’une supercherie, résume parfaitement la situation : le Néant est devenu une évidence remplaçant l’Être. Jusqu’aux temps modernes, personne ne remettait en doute que l’Être fut bon et que le Néant fût mauvais. Même Leibniz, postulant que « le rien est plus simple et plus facile que quelque chose » (Principes de la nature et de la grâce, §7), ne doutait pas du fait que l’Être valait mieux que le Néant. Tout a basculé à notre époque, depuis le XXe siècle, qui a favorisé cette facilité du Néant et part désormais du principe que les évidences anciennes n’ont plus cours. Le questionnement n’est même plus : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, mais : « Tout compte fait, faut-il vraiment qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ? » Brague signale : « L’Être n’est plus considéré comme quelque chose de bon, mais tout au plus comme un fait neutre, dans certains cas extrêmes, comme mauvais. Le nihilisme en tire les conséquences et vise à la destruction de ce qu’il considère comme indigne d’être. Mais il épargne le présent, tout simplement parce que celui-ci abrite le sujet de la destruction. Il cherche à détruire tout, sauf le présent. C’est-à-dire ce qui reste une fois qu’on a fait abstraction du présent, à savoir le passé et l’avenir. La logique du nihilisme est donc celle de ce qu’on pourrait appeler un “présentisme” absolu. » (p. 56) Il semble bien que la façon dont la France est gouvernée politiquement, dont les esprits sont maintenant modelés depuis des décennies, corresponde exactement à ce nihilisme nouveau teint qui hait à la fois le passé et l’avenir. L’homme contemporain n’aime ni le passé de la nature, ni le passé de l’histoire. Il n’accepte la nature que lorsqu’il peut s’arracher à elle ou bien la dominer en la violentant. Il n’accepte l’histoire que si tenue à distance et révisée par les jumelles modernes très déformantes. Il ne veut pas d’un passé qui pourrait régir certaines de ses conduites, qui le rappellerait à l’ordre alors qu’il vit dans le désordre. Rien n’est plus faux que l’affirmation d’un passé qui permettrait au présent de ne pas commettre des erreurs identiques, puisque le passé que nous chérissons n’a que peu de lien avec la réalité. Le passé ne sert qu’à notre imagination vagabonde y cueillant uniquement ce qu’elle veut et négligeant, déformant ou détruisant tout le reste. Les hommes politiques sont très adroits pour découper ainsi des lambeaux de passé et pour jeter le reste à la poubelle. Tel fait naître la France en 1789, tel autre ne voit que par Napoléon Ier, un troisième ne jure que par De Gaulle, et la plupart font sembler d’ignorer que notre pays est né même avant Clovis. Et encore, nous parlons là de ceux qui considèrent qu’il existe une histoire, y compris partielle. Pour les dirigeants actuels, table rase a été faite de tout le passé, l’histoire se résumant au présent qu’ils construisent au gré de leurs intérêts et des ordres reçus de leurs éminences grises, puissances occultes. L’avenir ne connaît pas un sort meilleur, le seul futur trouvant grâce étant celui, si éloigné, qu’il s’efface dans les brumes de l’utopie. Là encore, nos « élites » n’acceptent que l’avenir proche, celui qu’ils peuvent maîtriser mais dont ils ne parlent que de façon abstraite. Le long terme fait peur puisqu’il parle de mort, de disparition, de bouleversements. Les gouvernants se bandent les yeux au bord du précipice, répétant à l’envi que toutes les analyses préoccupantes pour l’avenir sont l’œuvre des complotistes et des extrémistes. Haine du passé et de l’avenir, telle est donc la marque de fabrique de ceux qui sont en marche derrière leur grand timonier, symbole par excellence de la modernité devenue folle parce que privée de ses racines métaphysiques et religieuses.
Un catholique n’a pas le droit de suivre cette grande marche vers le Néant. Il est l’homme de la résistance contre tous les artifices et les mensonges. Il n’a pas oublié la formulation thomiste, si simple, si évidente, et pourtant en péril : « On appelle être ce qui possède l’existence. » (Commentaire de la Métaphysique d’Aristote, Livre XII, lect. I, n° 2419). L’objet premier de son intellect demeure l’être, et non point la remise en cause de son existence. Pour lui, l’existence humaine n’est pas un problème, contrairement à la déconstruction opérée par Sartre dans L’Être et le Néant. Rémi Brague montre comment la question du Bien et du Mal est ainsi modifiée par celle de l’Être et du Néant. La bonté de l’Être est niée, au profit d’une fascination malsaine pour le Néant, d’où l’attaque systématique contre tout ce qui touche à l’être de l’homme, à la vie humaine, avant sa conception jusqu’à sa mort naturelle : avortement, infanticide, manipulations génétiques, dénaturation du mariage, négation des sexes etc. Nicolás Gómez Dávila souligne très justement que « jusqu’à la fin du dix-huitième, ce que l’homme ajoutait à la nature en faisais croître la beauté. Ce qu’il ajoute depuis lors la détruit. » (Carnets d’un vaincu) Il note aussi : « Ce qui est notoire dans toute entreprise moderne, c’est le décalage entre l’immensité, la complexité de l’appareil technique et l’insignifiance du produit final. » C’est ainsi que l’homme contemporain cache la misère, le Néant qu’il cultive : par une complexité qui dénature. Il suffit d’écouter un instant un président, un ministre, un chef de parti politique, un journaliste, un « spécialiste », pour toucher du doigt le Néant en acte, l’art d’envelopper par des mots et des formules vides de sens, le désir de détruire, de salir, de mentir. Heureusement, il subsiste encore quelques exceptions, mais ce ne sont pas des hommes populaires puisque leur voix ne provient pas de l’abîme et ne conduit pas aux enfers.
L’Église, dans sa Tradition, est celle qui maintient tout le passé et qui porte sur l’avenir un regard eschatologique. Elle ne se contente pas du présent à ses pieds. Si bien des membres du clergé, y compris le plus haut, ne répondent pas à cette loi, ils ne travaillent plus pour l’Être. Ceux qui y sont fidèles, ne sont pas des cymbales retentissantes et creuses, mais des pourfendeurs de ce Néant qui nous assiège de toutes parts. Les saints n’appartiennent jamais au présent à travers lequel ils ne font que passer pour défricher devant nous le chemin d’éternité.
P. Jean-François Thomas, s. j.