Les brèves heures de Satan
Lorsque les jours saints de la Grande Semaine se lèvent, il faut passer par les ténèbres avant de surgir dans la Lumière. Celui qui l’oublie risquerait bien d’y laisser quelques plumes. Notre-Seigneur a fait face à l’Ennemi avant de le défaire et Il s’est laissé atteindre sans se protéger afin de nous sauver. Le Malin s’est frotté les mains lorsqu’il a vu le Fils de l’homme aussi vulnérable. Il ne s’intéresse plus guère au menu fretin que nous sommes car il sait que, le mouvement étant lancé depuis le péché originel, nous suivons assez fidèlement ses rails qui mènent à l’abîme. En revanche, il se pourlèche les babines lorsqu’il renifle une odeur de sainteté, et là, il s’agit même de divinité. Il ne va pas laisser passer l’occasion. Son heure de gloire est arrivée, ou, tout au moins, à portée de main. Georges Bernanos a bien vu que l’Adversaire rassemble toutes ses forces contre l’élite spirituelle et qu’il néglige le petit poisson. Il aime les grosses prises et les tableaux de chasse de safaris africains, posant avec orgueil, le pied sur ses victimes, comme un Tartarin des abîmes : « Il [Satan] est dans l’oraison du Solitaire, dans son jeûne et sa pénitence, au creux de la plus profonde extase, et dans le silence du cœur… Il empoisonne l’eau lustrale, il brûle dans la cire consacrée, respire dans l’haleine des vierges, déchire avec l’haire et la discipline, corrompt toute voie. On l’a vu mentir sur les lèvres entrouvertes pour dispenser la parole de vérité, poursuivre le juste, au milieu du tonnerre et des éclairs du ravissement béatifique, jusque dans les bras même de Dieu… Pourquoi disputerait-il tant d’hommes à la terre sur laquelle ils rampent comme des bêtes, en attendant qu’elle les recouvre demain ? Ce troupeau obscur va tout seul à sa destinée… Sa haine s’est réservé les saints. » (Sous le Soleil de Satan) Le gibier en ces jours marqués de toute éternité est de premier choix, digne uniquement de la table du Démon. Celui-ci sait que s’il vainc le Fils, il soumettra le Père et le Saint-Esprit, qu’il réduira à néant la toute-puissance de la Très Sainte Trinité. Sa joie est mauvaise, comme tout ce qui vient de lui. Il se prépare au baiser de la trahison, connaissant la soumission de Judas qui participe à son orgueil. Il voit bien que le Christ est impassible, qu’Il l’ignore depuis la tentation au désert, et il enrage. Maintenant le piège se resserre et il ne va pas laisser échapper sa proie. Il va jeter le filet et la victime se débattra, le suppliera, reniera, blasphémera, il n’en doute point. Il sait tirer parti du meilleur, du plus pur. Telle est sa supériorité : il s’infiltre et pourrit la chose la plus préservée de toute tache, le cœur le plus donné, l’esprit le plus contemplatif. Il additionne les points et multiplie l’échec et mat. Dans ce cas unique, le Roi sera vaincu, le Roi sera mort, et pas seulement sur un échiquier. Et le Malin ne lâchera aucun de ceux qui ressemblent au Maître, tous ceux qui, ricane-t-il, sont conformés in persona Christi lorsqu’ils se démènent pour arracher les hommes au péché pourtant si doux, si fruité, si délicieux… Lorsque l’abbé Donissan rencontre, au sein de la campagne déserte et sombre, cet étrange maquignon, ce dernier se révèle soudain sous son véritable visage diabolique et déclare au vicaire à sa merci en l’embrassant sur la bouche : « Tu as reçu le baiser d’un ami, dit tranquillement le maquignon, en appuyant ses lèvres au revers de la main. Je t’ai rempli de moi, à mon tour, tabernacle de Jésus-Christ, cher nigaud ! Ne t’effraye pas pour si peu : j’en ai baisé d’autres que toi, beaucoup d’autres. Veux-tu que je te dise ? Je vous baise tous, veillant ou endormis, morts ou vivants. Voilà la vérité. Mes délices sont d’être avec vous, petits hommes-dieux, singulières, singulières, si singulières créatures ! À parler franc, je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumière fut l’essence – dans le triple recès de vos tripes – moi, Lucifer… Je vous dénombre. Aucun de vous ne m’échappe. Je reconnaîtrais à l’odeur chaque bête de mon petit troupeau. » (Sous le Soleil de Satan) Il va se saisir du Grand Prêtre, de l’Agneau de Dieu et il rugit de plaisir, tout en frissonnant de froid car les flammes de son royaume gèlent tout ce qu’elles lèchent. Il transforme les cœurs de chair en morceaux de glace, éteignant le feu du zèle et de la foi chez ceux qui, enthousiastes et généreux, s’étaient un jour consacrés à Dieu. Pas étonnant que Notre-Seigneur ait institué le sacerdoce et la Sainte Eucharistie au sein de ces jours de nuit, à un jet de pierre de l’arrestation et de la Passion. Le diable erre en ces temps et en ces lieux, entrant même dans l’apôtre indigne lorsque celui-ci absorbe une bouchée du repas sacré. Il est patient dans sa haine et avance à pattes de velours. Le grand fracas de ses armées n’est point au programme. Il ne sera qu’à la fin des temps. Durant la Semaine sainte, il est seul à agir, soufflant à chacun le mot ou l’attitude à prononcer et à adopter pour que le Juste soit anéanti : il vole du palais de Caïphe à celui d’Hérode, en passant par la forteresse de Pilate. Au passage, il sème le trouble et la peur parmi les Apôtres et les disciples. Il disperse le troupeau qui s’enfuit en bêlant lamentablement, sauf quelques femmes inébranlables et une poignée d’hommes moins lâches que les autres. Et il rit, de ce rire horrible qui retentit jusqu’aux extrémités de l’univers. Il se moque du champ de bataille des instincts car il vise plus haut que cela. Il veut ronger les âmes jusqu’à la corde. C’est ainsi qu’il les possède. Il est chez lui partout, prenant ses aises, mettant les pieds sur les fauteuils et pillant le réfrigérateur. Il grignote, il picore, il pignoche, toujours du bout des lèvres et en recrachant derrière lui les âmes vidées de leur essence. Pour le Vendredi saint, il a tout préparé. Il lui dira, à ce Fils de l’homme, sa haine, fruit ratatiné de son amour d’antan. Il lui crachera au visage que la Voie, la Vérité et la Vie n’ont plus cours, qu’il les replace par la porte hermétiquement close, par le chemin pierreux et sans issue, par la pourriture, le mensonge et la perdition éternelle. Il reprendra tout le tissu de la Création et le recomposera à rebours, ultime singerie de son action malfaisante. Tous les êtres ramperont devant lui comme des bêtes misérables se traînant vers un trou pour y expirer.
Laissons donc Satan à ses rêves de grandeur et de puissance. En ces jours saints où il est maître, il a déjà signé sa défaite et il devra abdiquer sans coup férir alors même qu’il avait tout préparé pour festoyer avec ses myriades de fidèles. Oh ! certes, il pourra toujours se venger et ses coups porteront bien souvent, mais la main du Sauveur sera toujours offerte pour retirer aussitôt de l’abîme.
P. Jean-François Thomas s.j.
Lundi de la Passion
7 avril 2025