L’entêtement, par le R. P. Jean-François Thomas
Qui ne connaît cette célèbre phrase latine : Errare humanum est, sed perseverare diabolicum ? Attribuée faussement à Sénèque, elle est plus ancienne encore, peut-être de Ménandre, et elle se retrouve sous la plume de bien des auteurs latins et grecs, païens et chrétiens, tant cette vérité est universelle. Cicéron, par exemple, écrit dans ses Philippicae (XII): « C’est le propre de l’être humain de se tromper ; seul l’insensé persiste dans son erreur. » Une idée identique se retrouve sous la plume de saint Jérôme, puis de saint Augustin affirmant dans un de ses Sermons (164) : « L’erreur est humaine, mais persister dans l’erreur par arrogance, c’est diabolique ». Et aux temps modernes du XVIIe siècle, Melchior de Polignac, réfutant Spinoza dans son Anti-Lucrèce, complète cette sentence par des mots de saint Bernard de Clairvaux : « Ceterum etsi quorumdam hominum sit, non humanum tamen sed diabolicum est in malo perseverare » (« De plus, même si c’est pour certaines personnes, ce n’est pas humain mais diabolique de persister dans le mal »). Cette leçon n’est guère entendue car tout homme est enclin à s’entêter, le plus souvent dans le mal. Demeurer fidèle au bien n’est pas entêtement mais persévérance dans l’attachement à la vérité.
André Gide, grand corrupteur par son influence durant des décennies, parle ainsi dans L’Immoraliste en 1902 : « J’ai cherché, j’ai trouvé ce qui fait ma valeur : une espèce d’entêtement dans le pire. » Cette délectation dans le mal est une caractéristique de l’homme de ce temps, assuré d’être son propre maître, refusant toute autorité supérieure. L’enfant boudeur l’annonce lorsque de faibles parents cèdent à tous ses caprices et lui ouvrent la porte de tous les possibles, même les pires. Honoré de Balzac, dans Le Contrat de mariage, souligne que les natures faibles se jettent dans l’entêtement pour ne jamais en revenir. En effet, ce dernier crée comme une seconde nature, une seconde peau qui empêche la première de respirer et qui finit par prendre le dessus, impitoyablement. L’entêté persévère, souvent pour faire du mal à autrui, y compris lorsqu’il souffre lui-même de son aveuglement. Il ne brasse que du néant mais ce dernier est destructeur. Eschyle, déjà, avait bien repéré la vacuité d’une telle attitude : « L’entêtement, quand on raisonne mal, n’a pas par lui-même plus de force que rien. » (Prométhée enchaîné) Un homme intelligent qui s’entête dans son erreur risque bien de passer le gué vers la sottise. Quant à celui qui s’accroche au mal, il met en danger son propre équilibre et celui de bien des personnes avec lesquelles il est en relation. Mieux vaut se garder de tels êtres néfastes et empoisonneurs. Victor Hugo a ici une remarque heureuse et juste : « L’entêtement sans l’intelligence, c’est la sottise soudée au bout de la bêtise et lui servant de rallonge. » (Claude Gueux) Cet état d’esprit s’accroche à son objet comme une moule à son rocher. Il lui faut entretenir du songe et du mensonge pour prospérer et pour garder son influence dans sa sphère propre et familière. Le boudeur entêté saisit chaque occasion pour opprimer son entourage, pour élever des montagnes à partir de tas de sable, « grimace de chat alors qu’il n’y avait pas de chat », comme le note Alice au pays des merveilles. Même un homme comme Jean-Jacques Rousseau avoue à propos de son enfance dans ses Confessions : « On ne put m’arracher l’aveu qu’on exigeait. […] Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d’un enfant, car on n’appela pas autrement ma constance. » Il existe en effet du diabolique dans cet acharnement à ne pas démordre de sa position, de son idée, de son opinion lorsqu’elles s’avèrent fausses. Si la responsabilité du jeune enfant, encore en apprentissage, est limitée, tel n’est pas le cas de l’adulte pleinement conscient de ses décisions et de ses actes. Il est donc nécessaire, dès le début de l’éducation, d’extirper ces racines mauvaises.
L’entêtement dans l’erreur mène l’homme à sa ruine dans l’ordre social et politique. En France, nous pouvons en constater les ravages depuis plus de deux siècles. L’expérience des catastrophes n’y change rien puisque l’esprit se ferme à la réalité et continue de préférer vivre dans son rêve en construisant son propre monde. Ceux qui ont le pouvoir et qui l’exercent de différentes manières ont le chic pour convaincre que leur persévérance dans le mal est la voie à suivre. Marcel De Corte fait ce diagnostic à propos de la perte du sens du réel qui caractérise notre époque démocratique : « Quand on en arrive à persuader les hommes que l’irréel est le réel, le phénomène l’être, l’apparence la vérité, l’existentialisme ou le communisme l’humanisme intégral, la socialisation une grâce […], le christianisme révolutionnaire la religion du salut prêchée par N.-S. Jésus-Christ, etc., la seule façon d’échapper à l’inculpation de duperie est de corser celle-ci. Pour évacuer le doute, l’inquiétude, le scepticisme qu’une telle position pourrait susciter, il faut la fortifier, la consolider, lui donner l’assurance dont elle est dépourvue, malgré son aplomb, et dont l’homme qui en subit l’influence est avide. » (L’Intelligence en péril de mort) Les puissants sans Dieu sont tous des entêtés, des enfants boudeurs et dangereux qui refuseront toujours de reconnaître leurs erreurs et leurs torts. Cela a valu quelques mésaventures aux peuples qui se laissent ainsi berner, à commencer par le peuple de la première Alliance persévérant, encore et encore, dans les infidélités tout au long de l’Ancien Testament. Régulièrement des châtiments le rappelèrent à l’ordre, jamais pour très longtemps car il retomba sans cesse dans son entêtement d’âne corse (ou de toute autre espèce). Nous ne sommes pas en reste, même en ayant bénéficié de la libération du salut.
Chaque jour, nous pouvons constater à quel point ceux qui dirigent notre pays persévèrent dans le mal en préparant, en votant et en imposant des lois contraires à celles de Dieu, contre le respect de la vie humaine, contre l’intégrité de notre pays, contre le bon sens commun naturel. Leur œuvre n’est même plus celle des hommes non éclairés par la grâce, mais celle d’hommes qui ont délibérément tourné le dos à la transcendance et qui rassemblent toute leur énergie pour détruire et pour réduire en poussière. Une telle persistance dans le mal finira par être punie et, lors du châtiment, les pleurs et les grincements de dents ne serviront en rien car nous aurons ainsi scellé notre existence, volontairement, par entêtement, par haine de ce qui pourrait nous faire vivre. Malheur à nous si nous ne cessons pas de bouder dans notre coin !
P. Jean-François Thomas, s. j.