Chretienté/christianophobieCivilisationEditoriauxLes chroniques du père Jean-François ThomasPoints de vue

L’Église, royaume parfait, par le P. J-F. Thomas, sj

Alors que le régime politique français actuel affirme sans cesse qu’il n’existe rien de sacré sauf les « valeurs de la République » et que rien ne peut transcender ses lois, il est bon de demeurer attaché, plus que jamais, à la certitude que l’Église est la seule société parfaite, non point politiquement, socialement ou moralement, mais de par son origine, sa fin et ses moyens puisqu’elle est, comme le dit l’Apôtre, « sans tache, ni ride » (Éphésiens, V. 27). Le bienheureux Jacques de Viterbe (1255-1307) analysa ce qu’est l’Église depuis sa fondation par Notre-Seigneur, déclarant : « Nous devons […] considérer que l’Église est appelée un royaume de la façon la plus juste, la plus vraie et la plus apte », ajoutant ensuite : «  L’Église est le royaume du Christ par opposition au royaume de Satan. Un Royaume qui est constitué par deux éléments indissociables mais distincts : la dimension terrestre des chrétiens engagés dans la vie de l’Église, et la dimension céleste des chrétiens qui sont déjà dans la béatitude tout en se préoccupant de l’Église de la terre » (De regimine christiano). Là où Jean de Viterbe se trompait, – mais il en était conscient car il écrivait aussi pour plaire à Boniface VIII-, c’est lorsqu’il parlait du pape comme du roi de l’Église, alors qu’il n’est que le vicaire du Roi, mais il avait raison de souligner la perfection de ce royaume hors du commun. Saint Thomas d’Aquin, dans son De Regno ad regem Cypri (Livre I, chap. 1) insiste lui aussi sur cette notion de société parfaite, sans pour autant qu’elle fût sans défaut en ses membres, mais dans le sens où elle se suffit à elle-même, qu’elle ne reconnaît aucun supérieur extérieur à elle-même et qu’elle n’a besoin, pour atteindre sa fin, d’aucune autre société. C’est déjà la définition de la Cité selon les Grecs. Dabs ce cadre, l’Église peut être regardée comme la plus parfaite des sociétés parfaites puisqu’elle est plus que son aspect juridique et que son fondateur est le Fils de Dieu.

Certes, les Saintes Écritures n’emploient pas les termes de société parfaite ou de royaume parfait à propos de l’Église. Cependant, saint Jérôme, traduisant la Vulgate, retiendra le terme de societas. Selon la doctrine de la substitution, ce qui fut à Israël dans l’ancienne Alliance se trouve parfaitement dans l’Église grâce à la nouvelle. Telle est la compréhension de la parabole de la vigne utilisée par le Christ : « Que fera le maître de la vigne ? Il viendra, fera périr les vignerons (indignes), et donnera la vigne à d’autres. (Marc, XII. 9) Saint Pierre reprendra cet enseignement : « C’est vous qui êtes les fils des prophètes et de l’Alliance que Dieu a conclue avec vos pères quand il disait à Abraham : “En ta descendance seront bénies toutes les familles de la terre”. » (Actes des Apôtres, III. 25) Les Hébreux avaient commencé par être dirigés directement par Dieu, par le canal des patriarches, des juges et des prophètes, puis ils réclamèrent un roi, afin d’être semblables aux peuples qui les entouraient. Cette étape était essentielle afin qu’ils pussent approfondir ce à quoi ils appartenaient, quel peuple ils constituaient dans les relations avec les nations étrangères. L’Église comme royaume parfait sera blessée et mise à mal par l’hérésie de Luther puisque ce dernier refusera son existence comme société visible. D’où la nécessité, aux XVIe et XVIIe siècles de remettre au clair la nature de l’Église face à des États qui, de protecteurs, étaient devenus pour certains des adversaires et des dangers. Bien sûr, au sein de ce bouleversement, et même en tenant compte de certaines confrontations parfois très vives avec la papauté, la France demeurait fidèle à cette déclaration adressée par Grégoire IX à saint Louis, – ce que rappellera saint Pie X lors de la béatification de Jeanne d’Arc en 1908 : « De même qu’autrefois la tribu de Juda reçut d’en haut une bénédiction toute spéciale parmi les autres fils du patriarche Jacob ; de même le Royaume de France est au-dessus de tous les autres peuples, couronné par Dieu Lui-même de prérogatives extraordinaires. La tribu de Juda était la figure anticipée du Royaume de France. » Tous les souverains catholiques gardaient en mémoire le fait que l’Église, au IVe siècle, avait imposé à l’empire sa propre souveraineté, dans l’ordre moral, au-dessus des autorités civiles. L’épisode du massacre de Thessalonique en 390, au cours duquel l’empereur Théodose fit exécuter plus de 7000 personnes dans le cirque de la ville, marquera les esprits : saint Ambroise excommunia le souverain et ce dernier accomplit sa pénitence publiquement avant d’être réintégré dans l’Église. Cette dernière, se plaçant au-dessus de tous les royaumes humains, se reconnaît le droit d’imposer aux forces terrestres une loi qui les dépasse et les oblige. Saint Augustin procédera de même par la suite en insistant sur la valeur relative des créations politiques humaines : « L’histoire de Rome, comme celle de tous les royaumes, n’aboutissait à rien de définitif, même si Dieu avait voulu que le premier cadre du christianisme fût l’empire, car les cités temporelles ne conduisent pas à la vie éternelle. » (La Cité de Dieu) Aussi n’hésitera-t-il pas à demander l’aide de l’autorité civile pour expulser les évêques donatistes de leurs sièges.

Il faut attendre saint Robert Bellarmin, en une période de crise, – celle des hérésies protestantes-, pour qu’une doctrine claire soit élaborée en ce qui regarde l’articulation entre Église et États et l’autorité, les pouvoirs qui leur sont propres. Il existe une res publica christiana par laquelle l’Église et l’État sont inséparables, comme, dit-il, la nature et la grâce en chaque baptisé. Le pouvoir indirect de l’Église dans un État chrétien peut être considérable, sans pour autant détenir les clefs terrestres. Le glaive temporel doit être soumis au glaive spirituel, comme l’avait rappelé saint Bernard au pape Eugène III. Comme l’Église est parfaite, elle a besoin d’utiliser les choses temporelles susceptibles de l’aider dans sa fin surnaturelle, écrit le cardinal jésuite : « La république ecclésiastique doit être parfaite, et autosuffisante par rapport à sa fin. Telles sont, en effet, les républiques bien instituées. Elle doit donc avoir le pouvoir nécessaire à l’obtention de sa fin. Or, est nécessaire à la fin spirituelle le pouvoir d’user et de disposer des choses temporelles […] » (Tractatus de potestate Summi Pontificis in rebus temporalibus)

Les hommes d’Église, y compris ceux qui en ont la charge, semblent avoir renoncé, depuis des décennies, à la regarder comme une société parfaite, un royaume au-dessus de tous les autres. Comme le monde hait le Corps mystique du Christ et essaie de le réduire à une simple et imparfaite institution humaine, la plupart des clercs, par lâcheté, par trahison ou par conviction, ont tiré un trait sur la dimension surnaturelle de l’Église, la réduisant, au mieux, à une simple communion de fidèles. Comme l’Église ne fait pas que gouverner des sujets, comme le font les autres États, comme elle les enseigne aussi en vue d’une fin surnaturelle qui dépasse toutes les fins temporelles, elle ne peut qu’être combattue par ceux qui souhaitent remettre entre les mains des autorités terrestres la toute- puissance de Dieu afin de construire l’œuvre de Satan.

P. Jean-François Thomas s.j.

19 octobre 2024

S. Pierre d’Alcantara

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