Le vrai combat, par le R. P. Jean-François Thomas
Traverser chaque Semaine Sainte en retenant sa respiration sous cette douche glacée de souffrance et de chagrin permet de jaillir dans la lumière pascale. Nous assistons ainsi à un combat, celui du Malin contre Dieu, celui du monde contre Dieu, celui du Mal contre le Salut. Ici le terme « combat » n’est pas bradé car il est le seul qui ait vraiment un sens. Or il se trouve que notre société contemporaine a également réussi à vider de sa substance cette lutte essentielle de la Vie contre la Mort. Tout est combat désormais pour l’homme pris au piège de sa propre victimisation. Louis-Ferdinand Céline écrit cette phrase prophétique sur l’état de notre pays : « Un pays ça finit en “droits”, en droits suprêmes, en droits à rien, en droits à tout, en droits de jaloux, en droits de famine, en droits de vent. » (Les Beaux Draps) Une société qui ne se fonde plus que sur des droits, dont la plupart sont changeants et évanescents, se condamne à ne réagir que dans la revendication et le ressentiment. Aussi va-t-elle prêcher le droit au combat, à n’importe quel combat, même lorsque ce dernier n’a ni queue ni tête, transforme les êtres en perpétuelles victimes ne cherchant plus qu’à justifier leur désir de revanche, de vengeance. Pas un seul jour ne passe sans appel aux combats multiples regardés comme des droits et des devoirs, privant ainsi ceux qui les mènent d’une juste intériorisation des événements malheureux, interdisant les larmes et le chagrin libérateurs. Ainsi se crée la culpabilité généralisée et l’entrée de force dans le groupisme, là où toute pensée est interdite ou toute réflexion personnelle proscrite. Philippe Muray, il y a trente ans, avait déjà posé un diagnostic précis et sévère : « De nos jours, on se bat. On se bat contre la maladie. On se bat contre la vieillesse. On se bat contre l’exclusion […] On se bat pour la solidarité culturelle. On se bat pour la Sécurité sociale. On se bat pour les acquis. On se bat contre le chômage. On se bat contre la solitude. On se bat contre l’échec scolaire. On se bat contre le handicap. On se bat contre ceux qui ne disent pas handicapés mais infirmes. On se bat contre l’intolérance. On se bat contre les préjugés. Contre la résistance des idées reçues. Contre les mentalités. Pour faire bouger les mentalités. C’est une guerre, répète-t-on, qui place ceux qui osent la mener en première ligne. Offerts à tous les coups. Jetés en pâture à une société prompte à dénigrer ceux qui affichent leur différence. » (Ultima necat, Tome VI, « On se bat », avril 1996) Il serait facile de compléter, indéfiniment, cette liste car les dernières décennies ont accéléré l’aberration et multiplié les « combats ». Dans un pays qui n’est plus désireux de se battre pour l’intégrité de ses frontières et la survie de sa culture et de sa foi, le pacifisme mou généralisé s’efface lorsqu’il s’agit de glapir avec les chacals et de se fondre peureusement dans la meute. Le seul honneur à la mode est « d’afficher ses différences », quelles qu’elles soient, même les plus honteuses ou les plus secrètes, ceci en « luttant », en « se battant », en « se bagarrant », en « gagnant », en « vainquant », en « allant de l’avant », en « marchant ». Le même Philippe Muray ajoutait : « Ce n’est plus la guerre contre la société. C’est la guerre dans la société, et, d’une façon très claire, pour la société. La liste des batailles est infinie. Les fléaux se multiplient au rythme des combats qu’on mène contre eux. L’ozone, les vaches folles. Tchernobyl. La loi du plus fort. L’égoïsme de l’Autre. Les trous dans le tissu social. L’échec scolaire. Les incendies de l’été. La toxicomanie. L’usage du tabac. Le combat est éternel. Jamais complètement gagné. Ni perdu. Chaque nouveau front qui s’ouvre fait un peu plus reculer à l’horizon l’idée de la sécurité totale promise. » Celui qui ne résonnerait pas à cette harmonie universelle, qui ne sentirait pas en accord, étranger à ce monde de folie, est aussitôt fiché, pointé du doigt, poursuivi, condamné. Même plus le droit d’ailleurs de simplement s’étonner de tels embrasements irrationnels. Il faut être Téléthon, Sidaction, Restos du cœur, MeToo, Marche des fiertés, marches blanches, marathons, lutte contre le cancer, lutte contre le patriarcat, lutte pour le droit des clandestins… « On entre en victimance comme on entre sur le marché de l’emploi », écrit Muray. Il faudrait même dire qu’on épouse la victimisation comme on entre en religion : chacun prononce des vœux de fidélité à tous ces combats pour que les personnes ne soient plus que des autres indifférenciés. Chaque individu se saborde en s’inclinant devant la bien-pensance. Désormais, par exemple, des parents ayant perdu un enfant dans un crime sordide ont le devoir de fonder une association pour du « plus jamais ça », remisant ainsi le chagrin légitime et le deuil nécessaire dans le placard car ils ont l’obligation de « se battre ». La peine personnelle est remplacée par le groupe virtuel qui impose ses propres lois et prive l’être du face-à-face avec ses émotions et ses actions. Comme l’action individuelle est désormais interdite, ou réprimée, la masse se réfugie dans des combats associationnistes où se cultive le ressentiment. Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche souligne très justement, à propos des esclaves : « Le ressentiment de ces êtres, à qui la vraie réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire. » (Avant-propos, § 5)
Rien de tel bien sûr dans l’abandon christique de la Passion. Notre Seigneur ne combat pas les structures sociales injustes, l’esclavage des uns et le pouvoir des autres, Il ne mobilise pas des troupes pour brandir des pancartes et crier des slogans : Il perce au cœur le Mal en écrasant le Mauvais sur son terrain d’élection, le monde tout entortillé dans ses revendications et son désir de vengeance, de revanche. Les hommes d’Église, ensuite, auront beau essayé de nous faire croire l’inverse en affirmant que la lutte pour le climat, pour l’écologie, pour l’accueil des différences, pour la justice sociale, contre la Tradition surannée serait aujourd’hui la priorité d’un Messie proche des préoccupations contemporaines, ils ne font que prendre le train du communautarisme, destruction des individualités. Pour mener le seul combat qui vaille, celui contre nos vices, il est nécessaire d’accepter sa propre responsabilité et de ne pas se poser constamment en victime de tout et de rien. Il faut passer par les larmes personnelles, par le chagrin face à son état de délabrement pour réussir à s’envoler vers la Résurrection promise.
P. Jean-François Thomas, s. j.