Le Roi de l’anathème, par le père Jean-François Thomas
Entrant dans le temps de la Passion, nous n’osons relever la tête et regarder en face le Roi que nous crucifions, celui qu’Henri Pourrat nomme de façon appropriée « le Roi de l’anathème » (La Bienheureuse Passion). L’anathème est une malédiction, une condamnation. Le Christ n’est point notre destruction puisqu’Il s’est fait malédiction dans sa chair sur le bois, afin de nous en délivrer. La mère Agnès Arnauld, de Port-Royal, écrivait, au sujet de la Passion, qu’il était presque impossible de « parler d’un mystère qui étouffe les pensées de l’esprit et qui tarit les paroles de la bouche. » (Lettres) Cette réserve, toute janséniste, ne doit pourtant pas nous empêcher de contempler le Christ dans sa Passion, tandis qu’Il met à bas l’antique funeste sort de l’homme pécheur. Dans les temps anciens troublés d’Israël, Gédéon, combattant les Madianites, prononce avec fureur et menace, ces paroles contre les princes de Soccoth, sans savoir qu’il prophétise : « Je déchirerai votre chair avec les épines et les ronces du désert. » (Livre des Juges, VIII. 7) Presque mille deux cents ans plus tard, ces mots révèlent leur puissance, lorsque le Messie est couronné par les ronces et les épines du désert. Ce n’est plus la vengeance d’un peuple contre un autre, mais la persécution d’un Dieu par les hommes, à commencer par ceux qui furent autrefois élus. La couronne des rois très chrétiens se veut l’image, bien faible et bien modeste, de cette Sainte Couronne que la France a la grâce insigne de conserver et de protéger.
Le monde, et notre pays en particulier, mériteraient d’être déclarés comme anathèmes et comme interdits, tant les crimes se sont accumulés au cours des siècles, péchés qui crient vengeance vers le Ciel. Tout au moins est-ce notre réaction primaire, uniquement humaine, celle qui oublie que notre Dieu est le Grand Pardonneur, comme le confiait Julien Green à la fin de sa vie. Il ne faut pourtant pas jouer avec le feu car bien des avertissements nous furent adressés, souvent par l’intermédiaire de la Très Sainte Vierge, ceci depuis deux siècles. Comme nous demeurons sourds aux messages pourtant très clairs de La Salette et de Fatima — pour ne citer que ces deux apparitions —, nous risquons bien de nous retrouver pris sur le fait, enserrés dans nos mauvaises actions et nos trahisons. Nulle Consécration ne pourra porter du fruit, si elle n’est accompagnée de prière fervente, de pénitence, d’ascèse, de sincère repentir dans la cendre, d’adhésion à une foi pure et à une doctrine sans hérésie. Sinon, elle ne sera jamais qu’une formule, vide sens, qui ne peut fonctionner comme un rite magique indépendamment du comportement de ceux qui la prononcent. Lorsque, au temps de Jonas, Ninive la païenne est menacée de destruction, ce ne sont pas simplement des mots pieux qui la délivrèrent du cataclysme, mais une pénitence collective, du plus grand au plus petit, des hommes et des animaux : « Et le bruit en parvint au roi de Ninive, et il se leva de son trône et quitta son vêtement, et se revêtit d’un sac, et s’assit sur la cendre. Et il cria et dit dans Ninive par la bouche du roi et de ses princes, disant : Que les hommes et les animaux, et les bœufs et les troupeaux de menu bétail ne goûtent rien, et qu’ils ne paissent point, et ne boivent point d’eau. Et que les hommes se couvrent de sacs ainsi que les animaux, et qu’ils crient au Seigneur avec force, et que chacun se convertisse de sa voie mauvaise, et de l’iniquité qui est en leurs mains. » (Livre de Jonas, III.6-8) Voilà ce qui obtint, arracha, la compassion de Dieu, car, là, le Créateur vit que l’homme ne se payait pas de mots, ne trichait pas et implorait humblement le pardon, chacun selon son espère et sa nature. C’est toute la Création qui gémit en cet instant sous le poids du péché. L’homme, solidaire dans le bien, l’est aussi, et bien davantage, dans le mal. Si toute l’Église imitait Ninive, le monde se convertirait et abandonnerait ses voies mauvaises. Mais nous sommes devenus des tièdes, très doués pour les paroles, beaucoup moins pour les actes de pénitence et les sacrifices. Une telle génération ne peut qu’aller à sa perte, la conscience tranquille et aveuglée.
Au sein de la Création, chaque élément est un royaume géré par un prince. Il suffit de découvrir le détail d’un grain de roche, d’une goutte d’eau, d’un infime bourgeon, pour réaliser que chacune de ces principautés obéit à des règles fixes permettant d’établir et de conserver une harmonie qui, sans cela, sombrerait rapidement dans le désordre. Il semble que l’homme soit le seul à ne pas respecter la règle du jeu car il lorgne sur des couronnes qui ne sont pas les siennes et il viole les lois qu’il devrait mettre en pratique. Le Christ est le Maître de toutes les lois et de la Loi. Il a pourtant voulu, en tant qu’homme sans tache, se plier à l’ordre divin. À cause de cette obéissance, de cette soumission, Il fut réduit à néant par notre suffisance. L’anathème que nous méritions s’est pourtant transformé en bénédiction et en salut lorsque le Sauveur a imploré le pardon pour ceux qui Le tuaient sans savoir les conséquences possibles de leur geste. Dans la somptueuse divine liturgie byzantine, sont chantés, -souvent par des basses profondes, caverneuses et venant d’un autre monde -, des anathèmes contre les différentes hérésies. De même, tous les conciles, sauf le dernier, a prononcé des anathèmes, ceci à juste titre, afin de prévenir les fidèles des dangers et des erreurs qui pourraient les guetter. Ces condamnations théologiques légitimes et nécessaires ne doivent pas faire perdre de vue que l’anathème par excellence, celui qui nous renvoie directement à la source de notre dévoiement, est Notre Seigneur. Nul autre que Lui ne peut juger de la vérité et du mensonge. Il a donné à ses Apôtres des clefs pour ouvrir et pour fermer, à condition qu’ils fussent entièrement fidèles à son enseignement et non point en suivant leurs propres opinions et doctrines.
Lors de la Passion, nous entrons avec le Christ jusque dans la profondeur du Tombeau. Nous sommes ensevelis avec Lui, à cause de nos fautes, attendant le matin lumineux et resplendissant. Blaise Pascal a laissé cet étrange extrait : « Sépulcre de Jésus-Christ/ JC était mort, mais vu sur la croix. Il est mort et caché dans le sépulcre/ JC n’a été enseveli que par des saints./ JC n’a fait aucun miracle au sépulcre./ Il n’y a que des saints qui entrent./ C’est là où Jésus-Christ prend une vie nouvelle non sur la croix./ C’est le dernier mystère de la Passion et de la Rédemption./ JC n’a point eu où se reposer sur la terre qu’au sépulcre./ Ses ennemis n’ont cessé de le travailler qu’au sépulcre. » (Pensées, Fragment 467) Au dehors, le monde ne sait pas encore qu’il est lavé et que tout homme peut être sauvé s’il reconnaît le vrai Dieu. Il est probable que nous ne réalisions pas que seuls des saints accompagnèrent le Maître jusqu’à ce que la pierre fût roulée. Les ennemis demeurent au seuil, s’acharnant encore et mettant des gardes tout autour de la Tombe. Auraient-ils peur d’être foudroyés s’ils glissaient un simple regard à l’intérieur ? Nous hésitons, nous pécheurs pardonnés et encore pécheurs, ne sachant pas vraiment qui suivre, des ennemis ou des amis, car nous sommes un peu des deux, êtres mélangés, à la fois présomptueux et pleutres.
Méprisé plus qu’un ver dans sa Passion, le Christ — pour reprendre une belle image du XVIIe siècle français — est « ver à soie lorqu’il renaît de son tombeau. » (Abbé Louis Charpy de Sainte-Croix, Les Saintes Ténèbres, 1670). Le Monarque anathème se transforme en Roi de l’univers. Ces deux semaines du temps de la Passion pourraient être mises à profit pour nous glisser avec les saints dans le Tombeau afin d’être pénétrés par la lumière de la Résurrection.
P. Jean-François Thomas s. j.