Jehanne la Pucelle, une élue pour la France, par le R. P. Jean-François Thomas
L’épopée johannique nourrit l’imagination de générations d’écoliers français pourtant sous la férule républicaine. Dans les classes d’antan, le maître exposait chaque semaine de grandes illustrations en couleurs représentant les épisodes fameux de notre Histoire, et Jeanne la Pucelle en faisait partie, tant à Chinon qu’à Orléans ou sur le bûcher de Rouen. Elle apparaissait comme un instrument de réconciliation nationale entre ceux qui honoraient Dieu et ceux qui Le combattaient. Son étendard continuait d’attirer sous sa protection tous ceux qui, de manières diverses, aimaient toutefois le sol nourricier et paternel. Depuis les dernières décennies, un vent mauvais n’a cessé de souffler sur le royaume qui demeure dans le Cœur de Dieu de façon privilégiée. Le même laïcisme qui avait glorifié Jeanne la rejette ou l’ignore, signant ainsi, chaque jour davantage, sa propre condamnation.
Domrémy, la « maison de Rémy », la « maison de saint Remi », est la Bethléem française car elle vit naître celle qui fut le plus intimement configurée à son Seigneur et Sauveur. Retrouvant une vieille photographie de presque soixante dix ans, j’y découvre un bébé joufflu et souriant de neuf mois, en barboteuse, — mode de l’époque —, assis au milieu des boutons d’or parsemant le pré devant la basilique de Domrémy. Ce jeune pèlerin, insouciant, heureux, lumineux, est ainsi, sans en avoir conscience, sous la protection d’une bergère qui ne garda jamais les moutons de son père mais qui rassembla sous la bannière du roi de France, lieutenant du Christ, toutes les brebis bêlantes et assoiffées de ce siècle de misère où la France crut disparaître à jamais. L’enfance est familière à la Pucelle car elle demeura elle-même, y compris sous le poids de l’armure et face à ses juges iniques, une enfant tel que l’Évangile le prêche. Cet esprit d’enfance, dans la confiance et l’abandon à la divine Providence qui la choisit, permit à Jeanne d’être une des rares âmes à croire encore à l’étonnante destinée de la France. Dans son Testament, saint Remi, parlant de cette race royale consacrée à Dieu à Reims, avertit le coupable quant aux possibles malédictions en cas d’infidélité : « Parce qu’il a aimé la malédiction, elle lui arrivera ; et n’a point voulu de la bénédiction, elle s’éloignera… Que ses jours soient abrégés et qu’un autre reçoive sa royauté. » Par trois fois, le pacte sacré fut rompu entre le ciel et le roi de France : Philippe le Bel qui donna naissance au gallicanisme et qui conduisit à la guerre de Cent Ans ; François Ier qui favorisa l’hérésie protestante et s’allia avec les mahométans ; Louis XV qui céda par faiblesse à l’esprit des Lumières et des loges maçonniques, préparant la Révolution. Ce triple reniement trouve en fait sa réponse et son remède surnaturels dans la triple donation de la Pucelle, comme Pierre l’Apôtre se repent par trois fois après avoir trahi trois fois. Aymeric de Maleissye, dans son maître ouvrage Jeanne d’Arc. Pourquoi Dieu choisit la France, souligne combien est essentiel cet événement, peu connu, de la vie de Jeanne, le 21 juin 1429 à Saint-Benoît-sur-Loire, quelques jours avant le sacre de Charles VII à Reims : « “Sire, me promettez-vous de me donner ce que je vous demanderai ?” Le Roi hésite, puis consent. “Sire, donnez-moi votre royaume”. Le Roi, stupéfait, hésite de nouveau ; mais tenu par sa promesse et subjugué par l’ascendant surnaturel de la jeune fille : “Jehanne, lui répondit-il, je vous donne mon royaume” (1ére donation) Cela ne suffit pas : la Pucelle exige qu’un acte notarié en soit solennellement dressé et signé par les quatre secrétaires du Roi ; après quoi, voyant celui-ci tout interdit et embarrassé de ce qu’il avait fait : “Voici le plus pauvre chevalier de France : il n’a plus rien.” Puis aussitôt après, très grave et s’adressant aux secrétaires : “Écrivez, dit-elle : Jehanne donne le royaume à Jésus-Christ” (2e donation). Et bientôt après : “Jésus rend le royaume à Charles” (3e donation). » (Texte dans Abbé Stéphen Coubé, L’Âme de Jehanne d’Arc, 1910). Cette scène est unique dans l’Histoire de France ! Le roi se dépossède de son royaume pour le remettre à une jeune fille qui, elle-même le retourne à son origine divine avant que la couronne ne soit de nouveau posée sur la tête du lieutenant terrestre. Jeanne rappelle ici au souverain, et à tous, que Notre Seigneur Jésus-Christ est le Roi de France et qu’Il se choisit un vassal pour diriger ce bien terrestre qui a toutes ses faveurs. Il est impossible de retrouver, dans aucun autre pays, une pareille donation faisant suite à une renonciation. La Pucelle, au XVe siècle, révèle l’essence de cette monarchie telle qu’elle fut transmise, inchangée, depuis le baptême de Clovis. Maleissye insiste à juste titre sur la conformité de Jehanne au Christ, « médiateur d’une alliance nouvelle » comme le dit saint Paul (Épître aux Hébreux, IX. 5), elle qui devient médiatrice du renouvellement de l’alliance de Dieu avec la France : « Par elle, Dieu renouvelle son choix de la race royale de France et de ce pays. Il confirme que la France est sa terre de prédilection. N’est-elle pas le « Royaume des lys », fleurs de la Sainte Vierge et du roi David ? Ne peut-on y voir le signe que cette terre de France est bien le doux jardin du Christ ? Comment expliquer autrement le fait unique que ce grand royaume soit symbolisé par trois fleurs là où les autres nations de l’Europe médiévale se plaisent à se comparer à des animaux tous plus puissants les uns que les autres ? »
Jehanne écouta des voix sur la prairie de Domrémy semée de boutons d’or, celles de saint Michel, de saint Gabriel, et des saintes Catherine d’Alexandrie et Marguerite d’Antioche, toutes deux martyres et efficaces dans leur combat contre le Dragon menaçant le genre humain. Le combat est dans son sang lorrain et dans ses gènes familiaux car la France est ainsi faite depuis son baptême qu’elle ne peut supporter que le Malin dirigeât trop souvent les rênes, mais la bataille de la Pucelle est d’un ordre supérieur encore car elle est assistée par le prince des Archanges et elle ne se contente pas d’un travail à moitié achevé. Elle va jusqu’à la racine, là où ça fait mal et donc elle ne peut qu’insupporter ceux qui, — pouvoir civil et pouvoir clérical —, se complaisent dans les demi-mesures et les moyens termes, éternel refrain des âmes habituées, installées, peureuses et oppressives. Jehanne n’a pas seulement lutté pour rétablir le trône de France menacé. Elle ne l’a fait que parce qu’il s’agissait ainsi de restaurer le règne du Christ à partir de ce royaume à jamais choisi, quelles que soient ses infidélités et ses trahisons. Malgré le péché stigmatisant notre pays, ce dernier doit continuer à être lumière, certes vacillante ou sur le point de s’éteindre. Mais cela n’ira pas jusque-là car la grâce sanctifiante ne peut être effacée, alors qu’elle est ignorée depuis maintenant deux siècles. Il faut se répéter les phrases si denses de Pie VI le 17 juin 1793, lors du consistoire secret où il médita sur l’assassinat de Louis XVI : « Qui pourra jamais douter que ce Monarque ait été principalement immolé en haine de la Foi et par esprit de fureur contre les dogmes catholiques […] Ah France ! Toi que nos prédécesseurs appelaient le miroir de la Chrétienté et l’inébranlable appui de la Foi ; toi qui, par ton zèle pour la croyance chrétienne et par ta piété filiale envers le Siège apostolique, ne marche pas à la suite des nations mais les précède toutes, combien tu nous es contraire aujourd’hui ! » La France précède. Il s’agit d’un présent et non point d’un passé. Jehanne est morte sur le bûcher, assassinée elle aussi, à cause de cette vérité. Dans la boue ou dans la gloire, la France est la bannière qui précède toutes les autres et qui se met à l’ombre de l’étendard du Grand Roi, Celui qui est assis en gloire mais « en humble place, beau et gracieux », comme le dit saint Ignace de Loyola dans les Exercices Spirituels (n° 144).
Jehanne a brandi cet étendard divin et non point seulement l’oriflamme du dauphin ou du roi : un tapis de fleurs de lys sur lequel trône le Christ en majesté assis sur l’arc-en-ciel de l’alliance, tenant en main le globe de l’univers et montrant ses plaies sanglantes, tandis que deux anges l’entourent à genoux en tenant des lys, avec l’inscription Jhesus Maria. Voilà le seul drapeau qui mérite d’être honoré et suivi car il est celui des promesses faites à la France, promesses que Jehanne a restaurées en obéissant à la voix divine et en versant son sang. La Pucelle n’est pas une sainte pour défilés de troubadours déguisés à la mode médiévale. Elle nous ouvre la voie, à grands coups d’épée de la Foi, à travers les lignes de l’Ennemi et de tous ses sbires.
P. Jean-François Thomas, s. j.
Merci de nous rappeler cette triple donation, ce triptyque insécable qui donne à la France la lourde responsabilité de conduire les peuples. Soyons en dignes en effet mais surtout n’oublions jamais cette date.