De l’erreur, par le R. P. Jean-François Thomas
Dans un de ses sermons, saint Augustin, reprenant une pensée semblable de Cicéron, fait remarquer que « se tromper est humain, persister dans son erreur est diabolique » (« Errare humanum est, perseverare diabolicum »). L’erreur n’est pas péché. Aujourd’hui, afin de relativiser ce dernier, l’homme le transforme en erreur. Il est vrai que l’erreur peut conduire au péché, mais, bien souvent, elle est la conséquence d’un choix juste et moral qui, tout simplement, ne sera pas couronné de succès. Un vaincu sauve l’honneur lorsqu’il perd à cause d’un choix malheureux mais moralement bon. Le vainqueur n’est pas forcément celui qui devrait recevoir les lauriers. En revanche, répéter à l’envi une erreur identique, après avoir constaté ses effets néfastes, est alors de l’ordre du péché produit par l’entêtement, l’orgueil ou la bêtise prétentieuse. Bien des êtres de génie, par l’intelligence ou la sainteté, ont accumulé des erreurs afin de trouver enfin leur voie, leur style ou ce dont ils avaient l’intuition. Un savant qui refuserait l’erreur ne pourrait entamer aucune recherche. Il doit prendre des risques et, lorsqu’il se trompe, reconnaître avec humilité qu’il est dans une voie sans issue, avant de reprendre le cours de ses expériences. Les artistes les plus éminents sont ceux qui n’hésitent pas à être téméraires et à inventer de nouvelles manières en utilisant des procédés périlleux, comme ce fut le cas par exemple de Léonard de Vinci dont tant d’œuvres sont aujourd’hui perdues à cause de ces erreurs expérimentales. Un saint comme Charles de Foucauld a longtemps cherché sa vraie vocation, accumulant des décisions ne menant à rien, ceci après sa conversion radicale. Il ne suffit pas d’être généreux pour ne pas se perdre dans l’erreur. Un écrivain comme Georges Bernanos ne trouva jamais la stabilité, toujours en quête d’une perfection utopique jusque dans des contrées lointaines et hostiles, mettant en danger la santé et la survie des siens. Il faut dire que l’angoisse qui le tenaillait en permanence ne facilita pas forcément des choix sages et posés. La vertu n’est donc pas incompatible avec l’erreur, mais cette dernière empoisonne bien sûr les mouvements de l’âme et de l’esprit les plus purs, les actions les plus enthousiastes. Parfois tout est mêlé car nos esprits déraillent. Il faut dire qu’ils sont très influençables et qu’il est ardu de garder une route droite au milieu d’un monde tordu. Charles Baudelaire avertissait ainsi son lecteur : « La sottise, l’erreur, le péché, la lésine, / Occupent nos esprits et travaillent nos corps, / Et nous alimentons nos aimables remords, / Comme les mendiants nourrissent leur vermine. » (Les Fleurs du Mal) Lorsque le jeune homme, ayant approché le Maître pour lui demander les clefs de la voie de perfection, le quitte avec tristesse car il n’est pas prêt à suivre le conseil du Christ de vendre tous ses biens et de les distribuer aux pauvres, il ne commet pas un péché, mais il embrasse l’erreur qui le conduira nulle part. Cette erreur ne clôt pas sa vie, et il n’est pas dit que, réfléchissant, il ne se soit pas finalement rendu au désir du Sauveur.
Le risque est de se paralyser lorsque nous commettons une erreur car nous ne voulons plus subir les effets douloureux parfois. Pourtant, l’erreur n’écrase qu’autant qu’on lui laisse le loisir de le faire. Sinon, elle ne gagne rien en profondeur. Elle ne fait qu’égratigner, sans causer de blessures sérieuses, sauf si nous la laissons se transformer en péché en nous obstinant, têtus, boudeurs et revendicatifs. Par l’erreur, nous ne faisons qu’errer, momentanément. Par le péché, nous sommes trompés et nous trompons. Un chef de guerre, chargé de défendre son pays, peut commettre des erreurs de stratégie qui coûtent très cher à sa communauté, mais sa responsabilité est atténuée, sauf à avoir refuser la réalité, tout conseil et à s’être engagé inconsidérément dans la bataille. Dans notre vie, nous procédons de façon identique lorsque nous élaborons des plans d’avenir qui, tôt ou tard, se révéleront désastreux malgré notre bonne foi. L’existence est souvent un long chapelet d’erreurs surmontées et corrigées pas à pas.
Les larmes lavent l’erreur. Non point des larmes de repentance puisque le mal n’avait pas été choisi, mais des larmes de consolation qui permettent de reprendre les outils pour construire et avancer. L’erreur, avec ses conséquences positives, sert parfois à purifier, à se purifier soi-même, à rechausser les bonnes lunettes de vue. La part de désastre est ainsi compensée par cette mise à l’épreuve qui débouche sur un nouvel élan, plus mûr. Certaines erreurs, irréversibles, peuvent mener jusqu’à la mort, mais si elles sont guidées par l’esprit de sacrifice pour le bien commun, elles se transforment en couronnement, comme pour la mort de Socrate qui eut le tort d’ébranler les règles de la cité pour enseigner la vérité. À vue humaine, il s’est trompé, et pourtant cette « erreur » fut pour le triomphe du bien.
Le temps importe peu. La patience corrige l’erreur, y compris lorsque celles-ci se sont accumulées sans répit. Ce n’est qu’à la dernière confrontation de l’existence que le bilan peut être dressé. Il ne sera pas forcément aussi négatif que nous le craignons. En revanche, ceux qui sont trop sûrs d’eux-mêmes et qui pensent réussir en tout, qui ne reconnaissent pas leurs défaillances, ceux-là passeront un quart d’heure très douloureux. Nous devons y réfléchir, surtout si nous sommes tentés d’adopter l’attitude assurée et arrogante de ceux qui, épousant le monde, le mènent politiquement, économiquement. Il suffit de regarder nos gouvernants pour constater à quel point ils pataugent dans l’erreur et, parce qu’ils persévèrent, se perdent, tout en entraînant avec eux les hommes qu’ils sont normalement chargés de protéger.
Profitons de nos erreurs pour grandir et non point pour nous lamenter et rejeter la responsabilité sur d’autres, sur la société, sur Dieu. En charge de notre vie, il est normal de zigzaguer, de s’égarer, de tâtonner. Alexandre n’aurait jamais été grand s’il ne s’était pas exposé au risque de l’erreur. Lorsqu’il ne voulut plus reconnaître qu’il n’était pas invincible, il commença de creuser sa tombe. Celui qui s’incline devant son erreur n’est pas plus petit qu’elle, mais devient un géant. Il n’est pas toujours possible de changer le cours des choses, même lorsque l’erreur est repérée, comme, par exemple, dans un mariage raté. Dans ce cas, persévérer est une épreuve mais qui sera récompensée. Dieu ne nous demande pas de surestimer nos forces et de nier nos faiblesses. Il nous donne, d’une façon ou d’une autre, les instruments nécessaires, la grâce, pour tenir bon et garder son flambeau allumé à la main.
P. Jean-François Thomas, s. j.