De la déraison en politique, par le R. P. Jean-François Thomas
Lesdites démocraties, — républiques ou monarchies constitutionnelles —, semblent avoir perdu toute raison, et pour cause : seuls les intérêts particuliers et les passions désordonnées les guident. Le chaos actuel de la France et de la plupart des pays occidentaux ou autres soumis à ce type de régime est un signe suffisant de la vacuité de tels systèmes politiques qui ont perdu tout sens de l’ordre surnaturel, sous le prétexte que l’homme était autonome, évacuant du même coup peu à peu toute référence à l’ordre naturel qui découle de la transcendance. Tout ceci d’ailleurs au nom d’une raison un temps transformée en déesse et bien malmenée depuis. Si souci du bien commun il y a, le fait même de se diviser et de se déchirer entre partis remet rapidement en cause cette prétention et met plutôt en relief les ambitions personnelles, les privilèges recherchés, la soif de pouvoir d’un clan ou d’un groupe si ce n’est d’un individu solitaire. Les différences artificielles entre droite et gauche n’ont aucune consistance, surtout dans un pays comme la France où la « droite » est morte avant d’avoir vu le jour, constamment soucieuse d’être reconnue et tolérée par une gauche dont l’essence propre est justement l’exclusion. Aussi droite et gauche sont-elles en parfait accord sur les « valeurs de la République » qui vont à l’encontre de tout code de morale naturelle et surnaturelle. Pas de divergence profonde entre tous ces partis, d’un bout à l’autre du champ électoral, puisque tous considèrent que l’homme est exclusivement en rapport avec la société. Les chrétiens parmi eux s’y sentent à l’aise alors que leur foi devrait les faire se souvenir que l’homme est aussi, et d’abord, en rapport avec Dieu. Voilà pourquoi il est futile de se triturer les méninges pour tout appel à un vote majoritaire qui, de toute façon, donnera toujours la parole et le pouvoir à ceux qui rejettent totalement Dieu ou bien simplement qui L’ignorent ou ont décidé de L’enfermer dans un local strictement privé et caché. Or le chrétien porte une énorme responsabilité dans la décadence initiée depuis plus de deux siècles, tout simplement parce qu’il a cherché, naïvement ou lâchement selon les cas, à s’attirer les bonnes grâces des diverses révolutions et des idéologies à la mode. Nicolas Berdiaev avait bien interprété, par exemple, la révolution bolchévique comme une expiation de la responsabilité des chrétiens. Le chrétien en politique a tendance à négliger l’héritage des vetera et à se saupoudrer des nova qui passent à portée de sa main puisqu’il est bien plongé dans le monde. Le glaçage d’un gâteau, aussi brillant soit-il, n’est pas ce qui compose le goût de la pâtisserie : il est trompeur et cache bien des misères. Les principes éternels passent à la trappe. Telle est, en tout cas, la leçon donnée par tous ceux qui se sont voulus « chrétiens démocrates ». Ils ont épousé les causes les pires et ont été infidèles aux lois intangibles en courant après le coche. Il est certain que le chrétien est mal à l’aise envers son héritage, qu’il connaît mal ou à travers les lorgnettes déformantes de ses adversaires et ennemis. Il s’en laisse imposer par l’assurance des révolutionnaires de tout crin. Est-il par exemple possible de donner un contenu identique au mot « liberté » que celui employé par un jacobin ou un marxiste ? Si l’on croit encore à la transcendance et à l’éternité du vrai, « l’idéal politique de liberté est le corrélat de la conception immanentiste et historiciste du réel » comme l’écrit Augusto Del Noce (Analyse de la déraison, « Notes pour un style politique chrétien », 1945) Le catholicisme est donc perçu comme irrecevable, car politiquement théocratique, par des systèmes politiques qui se présentent comme des religions laïques de la liberté et qui sont souvent beaucoup plus théocratiques et théologiques car influencés ou guidés par des groupes ésotériques et gnostiques, telle la franc-maçonnerie. Le libéralisme contemporain, guère différent en cela des idéologies révolutionnaires de gauche, méprise le catholicisme vu comme un empêcheur de tourner en rond.
Présence négligeable dans la société moderne, le catholique épouse la plupart du temps la déraison ambiante ou bien ne recherche qu’une restauration des faits anciens et passés, en oubliant la restauration des principes. Le démocrate chrétien et le nostalgique replié sur lui-même terminent tous deux dans le mur, le premier pour collaboration avec le pire, et le second pour avoir déserté la vie politique. L’action « chrétienne » contemporaine dans la vie de la cité et des peuples est assez catastrophique, à commencer par la construction de l’« Europe » par des catholiques affichés mais ayant oublié les principes transcendants. D’où, dorénavant, une atmosphère politique irrespirable où les émotions et les passions ont remplacé toute raison. Saint Thomas d’Aquin, — d’ailleurs contre l’avis de la plupart des autres penseurs de son époque avait donné le primat à la raison sur la volonté en ce qui regarde la source de la loi. Critiquant le Code Justinien, — dans lequel il est affirmé que ce que décide le prince a raison de loi et que, comme l’agir relève directement de la volonté, il en est de même pour la loi —, le Docteur Angélique affirme : « La raison tient de la volonté son pouvoir de mettre en mouvement. […] C’est en effet parce qu’on veut la fin que la raison impose les moyens de la réaliser. Mais la volonté, pour avoir raison de loi quant aux commandements qu’elle porte, doit elle-même être réglée par une raison. On comprend ainsi que la volonté du prince a force de loi ; sinon sa volonté serait plutôt une iniquité qu’une loi. » (Somme Théologique, Ia-IIae, q. 90, a. 1, ad.3)
La volonté bornée et irrationnelle de bien des dirigeants actuels, — utilisant le « fait du prince » à leur avantage, qu’ils agissent en leur propre nom ou au nom de tout un groupe —, est à l’origine de dégâts irrémédiables. Prudence législative et prudence exécutive, — telles qu’Aristote les avait définies —, manquent singulièrement à des gouvernants qui ne font même plus l’effort d’être en accord avec ce qu’ils déclarent et qui ne sont jamais lassés de mentir, de manipuler, de trahir, de mépriser. Saint Thomas d’Aquin écrivait : « La prudence est dans la raison. Mais diriger et gouverner appartient en propre à la raison. C’est pourquoi il convient à chacun de posséder la mesure de raison et de prudence en rapport avec la part qu’il prend à la direction et au gouvernement. » (Somme Théologique, IIa-IIae, q. 47, a. 12) Cette mesure a déserté les palais dorés de la République, laissant place à une folie furieuse qui conduit chaque jour davantage vers le chaos, voulu et planifié. De tels régimes politiques ne peuvent survivre longtemps à leurs excès, bien que possédant des moyens considérables pour asseoir leur pouvoir. La déraison aura raison de leur ambition et de leur soif de possession. Le catholique qui se garde de céder à leurs charmes pourra alors retrousser ses manches pour restaurer les principes intangibles.
P. Jean-François Thomas, s. j.