De la démocratie avancée, par le père Jean-François Thomas s.j.
Le spectacle délétère de la vie politique française en surprend beaucoup, suffisamment naïfs pour considérer cette dérive comme accidentelle alors qu’elle est justement constitutive du régime républicain hérité de nos révolutions. Le résultat actuel n’est que le produit logique d’un ensemencement avarié. Construire un pays sur des principes mauvais et sur les ruines fumantes d’un système monarchique qui avait fait ses preuves malgré certaines faiblesses, ne pouvait qu’aboutir au cul-de-sac dans lequel nous nous trouvons, à la fois écrasés par des ennemis intérieurs et des menaces extérieures. L’étonnant et génial peintre Henry de Groux, ami tumultueux de Léon Bloy, notait dans son Journal, le 29 mars 1897 : « La démocratie est une maladie dont ne guérissent pas les nations qui en sont atteintes. Il faut qu’elles en crèvent. Après quoi seulement peut se présenter l’homme supérieur qui les sauve en les apprivoisant. » Nous sommes en train de crever, il ne faut pas se voiler la face. Les équarisseurs sont les gouvernants depuis maintenant deux siècles. Le pays tout entier est un abattoir, mais les bouchers, enfiévrés par leur orgueil, ne réalisent même pas qu’ils finiront par être saignés eux aussi, égorgés par les monstres qu’ils ont créés et protégés.
La gloire républicaine du suffrage universel, méthode admirable de manipulation et de mensonge, conduit nécessairement à niveler au plus bas tout ce qui a pu constituer l’honneur et la grandeur de notre pays. Paul Claudel, pourtant serviteur de cette République, ne cachait point ses véritables sentiments dans le secret de son Journal : « Chaque élection ouvre une vue d’ensemble sur la bêtise et la méchanceté des Français : spectacle accablant ! sans gloire, sans honneur puisque sans lutte, nous nous enlisons au milieu de cette masse de stupidité et d’inertie. Peut-on imaginer un système de gouvernement plus idiot que celui qui consiste à remettre tous les quatre ans le sort du pays et la solution des questions les plus graves et plus délicates, non pas au peuple, mais à la foule, à une cohue de réunion publique ! C’est une véritable gageure. Tous les quatre ans, la France désigne ses représentants dans un accès de catalepsie alcoolique. » (Mai 1914) Henry de Groux faisait le même constat quelques années auparavant : « Je ne conçois pas une élection et je refuse de voter moi-même dans une société où le vote de Balzac ou de Richard Wagner, par exemple, ne représenterait pas au moins un million de voix. » (Journal, 3 septembre 1897) Peut-on trouver un acte d’injustice plus démocratique que celui de la condamnation de Notre Seigneur par Ponce Pilate mais après consultation de la foule votant pour la mort ? Crucifige eum ! Le Christ outragé par la populace en délire est une préfiguration de la haine républicaine envers le vrai Dieu. L’hypocrisie de nos dirigeants prenant des mines contrites et des attitudes scandalisées en présence des dérèglements des autres pays est vraiment du jésuitisme laïcard. Claudel, à l’époque de la Révolution rouge en Russie, constatait cette immense imposture : « Il est vraiment curieux de voir l’irritation et l’acharnement de Clemenceau contre les bolcheviks, quand on se rappelle que c’est lui qui a déclaré que la Révolution dans son ensemble avec tous ses crimes ne faisait qu’un bloc dont il fallait tout prendre ou tout laisser. Quand on lit le récit des grandes journées (10 août, etc.) et celui des séances de la Commune avec Hébert et Chaumette, on voit que nous n’avons rien à reprocher aux Soviets. De même la bande Lénine est l’exact pendant du Comité de Salut Public. » (Journal, 25 décembre 1919) D’une révolution à l’autre, sur n’importe quel continent, le modèle demeure toujours celui de notre Révolution, celle des droits de l’homme plantés comme des clous à grands coups de marteau dans nos esprits incapables de réagir. La République a beau changer d’oripeaux, son essence ne se modifiera pas et ne se purifiera point. Abel Bonnard écrivait à juste titre : « En dépit des ménagements nécessaires et des adoucissements superficiels, la Troisième République n’est que la continuation de la première : elle s’éloigne du réel par les mêmes chimères et s’y raccroche par les mêmes passions ; elle agit par les mêmes ressorts, détendus seulement. Elle est de la Révolution ralentie et de la Terreur délayée, et il suffit d’un regard pour s’apercevoir qu’entre elles deux, les ressemblances foisonnent. C’est le même culte des mots abstraits qui n’apporte rien à l’âme, mais ne coûte rien à l’envie, et préserve les petits esprits d’avoir à admirer réellement des supérieurs. C’est le même rôle donné à la délation ; c’est la même aversion pour les généraux, et la façon dont la Chambre s’arroge tous les pouvoirs ne fait que copier en grisaille l’omnipotence de la Convention. » (Les Modérés)
L’hydre a donc plusieurs têtes à sa disposition mais la bête est la même. Intéressante cette remarque de Bonnard au sujet des mots choisis par la République pour abaisser peu à peu le niveau d’exigence, d’effort, de sacrifice héroïque, d’amour de la vérité. Léon Daudet insiste lui aussi sur cette horreur de la vérité qui se révèle dans la pratique du vocabulaire, dans la manipulation rhétorique et oratoire des discours de ceux qui se réclament de ce type de démocratie : « Les gens du monde, salonnards, et lèche-parquets confondent généralement la vérité avec la violence. Le terme juste leur fait l’effet d’une grossièreté. Ce qui est rude les offusque au même titre que ce qui est beau. À ces guimauves empoisonnées, il faut joindre ceux que j’appelle les Verts, les conventionnels et conformistes d’’Académie. » (Les horreurs de la guerre) Cette dégénérescence du sang de notre culture par la putréfaction politique et mondaine est fille de la Révolution, celle dont parlait Jules Barbey d’Aurevilly en ces termes terrifiants : « […] Le sang tombait sur la France, de l’échafaud de la place de la Révolution, comme d’un arrosoir […] » (Un prêtre marié) Lorsque Henry de Groux compose son œuvre majeure, Le Christ aux outrages, il y dépeint cette somme d’envie et d’impuissance qui est la monnaie commune de notre système républicain ennemi de l’autorité légitime, – celle, transcendante, de Dieu et celle, immanente, de son lieutenant sur terre -, destructeur de toute supériorité de l’âme sur les passions les plus viles. Ce n’est pas un hasard si les héritiers soviétiques des adorateurs de la déesse Raison, Lénine et Trotski, finirent par faire la révolution au cri de « À bas l’Intelligence ! » L’autre versant de la Révolution, le capitalisme mondialiste, procède, avec des moyens différents, à une destruction identique, à une barbarie démocratique atroce ; De Groux a cette vision : « D’effrayants businessmen m’environnent de toutes parts et d’immenses avenues aux alignements vertigineux, de colossales masures couvertes d’enseignes et de réclames m’oppriment de leur aride abomination, – de leur inexorable et froide laideur. Toute la rigueur d’un civisme sans miséricorde pèse sur mes épaules et je circule dans des foules honorables avec une crainte effroyable d’être reconnu, comme un condamné à mort échappé au supplice, avec je ne sais quel surcroît de terreur de la foudre qui s’accumule dans mon propre cœur… » (Journal, 3 juillet 1908) Ces foules démocrates et républicaines sont celles qui vociféraient il y a deux mille ans pour clouer au bois la Vérité.
Nous sommes à bout de souffle, et cela est plutôt heureux, même si, pour renaître de nos cendres, il faudra d’abord passer par un incendie purificateur de nos âmes et de nos intelligences. Pleurs et grincements de dents dès ce monde. Les gesticulations ridicules de ceux qui gouvernent ou qui sont élus par la « Nation » ne faiblissent pas dans leur désir de nuire, mais elles brassent de plus en plus de vent, comme ces sinistres éoliennes qui défigurent nos paysages. Ces hommes savent pertinemment le mal qu’ils commettent et le gouffre auquel ils se condamnent, mais l’orgueil et la bêtise soutiennent leur méchanceté. Ils préfèrent le néant à Dieu. Ils ne nous entraîneront pas dans leur danse macabre. Nous ne sommes pas dans la foule réclamant la crucifixion du Juste.
Jean-François Thomas s.j.
IX ème dimanche après la Pentecôte
7 août 2022
Très beau texte qui résume puissamment les vrais enjeux et les terribles rouages qui broient l’homme contemporain. Les principes de fonctionnement et les méthodes des destructeurs restent les mêmes d’une époque à une autre. On s’aperçoit qu’il n’y a en fait que des variations. Malgré cette constance, les hommes se font souvent encore bernés, poussés en cela par le triomphe de l’imbécillité. Mais, il ne s’agit pas des fameuses et récurrentes « heures sombres » ; on sent plutôt venir une « longue nuit » comme celle qui suivit la chute de l’empire Romain et les invasions barbares. La catastrophe qui se profile sera bien plus grande que celle que nous imaginons. C’est celle de l’effondrement d’une civilisation dont les fondements sont sapés et détruits depuis plus de deux siècles. Cela semble inéluctable mais ce sont des processus lents et il faudra encore quelques décennies avant le collapsus final. En attendant, ceux qui ont encore des yeux, des oreilles et une conscience voient les fissures, entendent les craquements et se sentent bien impuissants. Car bien que lucides, nous ne pouvons rien contre le cours de choses. Notre action individuelle et collective ne parvient qu’à ralentir un peu un processus qui semble devoir aller jusqu’à son terme fatidique. D’où le désespoir de certains et la fuite dans le divertissement et la futilité d’autres. Il reste cependant peut-être une troisième voie : celle de dire et de témoigner, comme vous le faites, pour faire savoir aux générations qui viendront après nous que nous savions, que nous étions conscients et que nous connaissions les coupables.