Croire et apprendre, par le R. P. Jean-François Thomas
Le postulat d’entrée d’Aristote au début de La Métaphysique est le suivant : « Tous les êtres humains, par nature, désirent le savoir. » À la fin de l’Éthique à Nicomaque, il affirme de nouveau que la vie la plus heureuse est celle qui se consacre à la connaissance désintéressée. Il n’est pas certain que le Philosophe ferait aujourd’hui un diagnostic identique tant l’intelligence est abîmée par tous les moyens mis en place sournoisement pour la détourner de son juste exercice. Pourtant le goût d’apprendre est naturel, comme le rappellera plus tard saint Augustin dans La Cité de Dieu, en faisant du désir de savoir, libido sciendi, une des trois pulsions humaines essentielles avec le désir sensuel, libido sentiendi, et le désir de dominer, libido dominandi. (Livre I, XXV). Pour Aristote, et la philosophie chrétienne après lui, le désir de connaissance ne provient pas simplement d’une soif intellectuelle. En fait, celui qui veut apprendre doit croire. Notre adhésion au savoir, notre reconnaissance de la réalité de telle ou telle chose dépend en grande partie de notre croyance. Face à une information douteuse, l’être se pose la question de savoir s’il la croit ou bien la repousse.
Josef Pieper, ce philosophe thomiste contemporain ami de Benoît XVI, donne une première définition de la croyance : « Croire signifie prendre position quant à la vérité d’une affirmation et quant à la réalité effective des faits relatés. » (De la foi) Cela nécessite un assentiment : « Je crois que c’est ainsi ». Il ne s’agit pas d’une opinion ne reposant sur rien d’autre que sur ses propres émotions et passions, mais d’une affirmation pesée, raisonnée, s’enracinant dans le savoir transmis, dans le témoignage recueilli. La foi ne trouve pas sa fondation dans ce qui est vu, touché, prouvé, vérifié. Saint Thomas d’Aquin est clair à ce sujet : « La foi ne peut pas se rapporter à quelque chose que l’on voit ». Et encore : « Ce qui peut être prouvé n’appartient pas non plus à la foi » (Summa theologiæ, IIIa, q. 7, a. 4). Ce qui est admirable dans la Révélation chrétienne est qu’elle conduit l’homme à croire en la Parole incarnée de Dieu, contrairement à d’autres religuions qui exige la reconnaissance d’un livre tandis que Dieu demeure totalement étranger. Cette foi n’est pas aveugle car elle n’existe qu’à partir de la compréhension de ce qui est révélé. Saint Augustin souligne qu’il ne peut y avoir de foi sans connaissance préalable, sans comprendre (La prédestination des saints, II. 5). Le Docteur Angélique dira aussi : « L’homme ne pourrait donner son assentiment dans la foi à aucune affirmation, s’il ne la comprenait d’une certaine façon ». (Summa theologiæ, IIa-IIae, q. 8, a. 8, ad 2.) Telle est la foi en général : reconnaître des faits que l’on ne peut pas vérifier par soi-même.
Lorsque l’hostilité et le mépris sont dirigées contre l’Église par des adversaires qui lui opposent un esprit dit scientifique et rationnel, il est possible de renvoyer dans leurs buts ces opposants en leur rappelant que leurs connaissances dépendent en grande partie d’un assentiment semblable. Ceux qui parlent avec autorité d’astronomie, de chimie, de physique, de biologie etc. n’ont jamais rien vu ou touché de ce qu’ils tiennent pour des évidences : ils ne font que croire à ce que d’autres disent savoir mais qui souvent, plus qu’à leur tour, ne font que répéter ce qu’ils ont appris. L’homme ne peut sortir de ce cercle : apprendre, croire. L’assentiment de la foi — encore une fois au sens large du terme — est inconditionnel. Si je n’ai pas de nouvelles d’un être cher perdu de vue et tenu pour mort, et qu’une personne m’annonce qu’elle l’a vu et rencontré, j’ai la liberté de la croire ou de ne pas la croire, mais si je fais le premier choix, ma foi en sa parole sera sans réserve. Je crois le témoin et non pas d’abord le fait brut sur lequel je n’ai aucune prise. Je fais confiance à un autre être humain. Croire une personne n’est jamais un engagement partiel. Je ne peux pas dire à un tel témoin que je le crois à moitié, sinon tout s’écroule. Ma foi en lui est complète. Saint Thomas d’Aquin écrit à ce sujet : « Il appartient au concept même de foi que l’homme soit sûr de ce en quoi il croit. » (Summa theologiæ, IIa-IIæ, q. 112, a. 5, ad 2.) Le cardinal Newman a beaucoup réfléchi sur l’assentiment — qu’il a décortiquée — puisque lui-même a dû combattre pour embrasser la vraie foi. Un peu provocateur, il affirme : « Si quelqu’un dit : “Oui, maintenant, en ce moment-ci, je crois, mais je ne peux promettre que demain aussi je croirai encore” — alors maintenant non plus il ne croit pas » (Grammaire de l’assentiment).
Pour un chrétien, la foi est toujours un double mouvement : croire quelqu’un et croire quelque chose. Ne retenir qu’un des deux éléments empêche de vivre vraiment dans la foi. Bien des personnes acceptent la « chose » du christianisme : une morale, une culture, des coutumes, des rites, des fêtes, sans croire en la Personne, à savoir le Christ comme Fils de Dieu, Dieu Lui-même, parfaitement homme, parfaitement Dieu, incarné, mort et ressuscité pour notre salut. Le chrétien est attaché aux deux, mais ce qui emporte son adhésion est ce qu’il a appris d’un autre, des autres, de l’Église qui ne cesse de transmettre ce que les premiers fidèles, les Apôtres, ont vu. Serait-ce moins rationnel, plus absurde que de regarder comme certains et définitifs des éléments de la marche de l’univers que le commun des mortels ne pourra jamais vérifier par lui-même ? Cela ne signifie pas que croire quelqu’un ou quelque chose serait du même ordre que la confiance aveugle d’un enfant vis-à-vis de la parole de ses parents. On ne prête pas foi en l’autre lorsqu’on décide librement de croire en sa parole. Il faut toujours se méfier justement des « actes de foi » solennels envers des structures ou des individus : foi en l’humanité, foi en la République, foi en le petit père des peuples ou tel ou tel Führer… Aucun homme ne peut être l’autorité absolue par rapport à un autre, comme le rappelle aussi sagement saint Thomas d’Aquin. Reconnaître l’intérêt ou la vérité du propos d’autrui ne conduit pas à le regarder comme un maître auquel on devrait donner sa foi. C’est là que la célèbre formule de Newman prend tout son sens : « We believe, because we love » (« Nous croyons, parce que nous aimons », Sermons universitaires : quinze sermons prêchés devant l’Université d’Oxford de 1826 à 1843). Telle est la communion en esprit qui est plus que la simple adhésion à des opinions, à des idées, aussi géniales ou saintes soient-elles.
Josef Pieper décrit le stade ultime de la foi, celle qui est pensée et vie en Dieu. Il note : « Lorsque Dieu parle aux hommes, il ne leur fait pas connaître des états de choses concrets, mais il leur ouvre son être propre. Tel est le contenu essentiel du message révélé : ce qui est destiné et offert aux hommes, c’est une participation à la vie divine. […] La Révélation divine n’est pas divulgation d’un rapport sur le réel, mais “communication” de la réalité elle-même — laquelle rejoint le croyant, et le croyant seul. » (De la foi) Voilà la connaissance la plus précieuse que nous puissions apprendre et recevoir.
P. Jean-François Thomas, s. j.