Droit naturel et droit des gens
Loin de moi l’idée de m’engager, avec les lignes qui vont suivre, dans une discussion sur le droit entendu dans son sens moderne ! N’étant pas juriste, je ne m’aventure pas dans ce domaine. Mon but est simplement de réfléchir un instant sur une distinction thomiste qui fut le support de la relation entre les gens et les peuples durant des siècles sous la monarchie. Il serait bon d’ailleurs de retrouver certains éléments de cette doctrine du droit, considérée comme dépassée, pour mieux respecter non seulement chaque homme en particulier mais aussi l’homme en général.
L’antique jus gentium, terme encore employé dans certains pays, s’est peu à peu transformé en Droit International Public riche de bien des aspects évidemment méconnu de l’Antiquité et du Moyen Âge. Le XVIIe siècle verra l’émergence d’un droit moderne prenant son autonomie par rapport à la théologie. Dans ce contexte, la réflexion thomiste ne peut que dérouter un esprit contemporain. Toutes les écoles philosophiques du monde grec, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, Zénon, les Stoïciens, se sont penchées sur le rapport entre droit naturel et droit des gens. A Rome, Cicéron sera le plus brillant orateur adepte du stoïcisme. Les jurisconsultes comme Ulpien et Paul vont commencer à définir le droit naturel comme une des sources du droit. Il faudra attendre le VIIe siècle et l’ère chrétienne pour que Isidore de Séville essaie de mettre de l’ordre dans tous ces apports complexes et désordonnés.
Saint Thomas est donc l’héritier de cette situation et ne peut que reprendre, essentiellement dans sa Somme Théologique, toutes ces contributions des anciens, tout en essayant de les intégrer dans sa monumentale construction. Une ligne continue relie donc les Grecs à saint Thomas, en passant par les jurisconsultes romains pour lesquels existe une loi commune et universelle, en conformité avec la nature, loi qui est la raison droite répandue dans l’univers entier, loi qui s’applique à toutes les créatures qui, ainsi, participent les unes des autres, même si, bien sûr, chacune possède sa propre nature, et donc sa propre loi. Il existe un fonds commun qui unit tous les êtres qui sont de nature différente mais qui appartienne à une nature commune. La plante, l’animal et l’homme participent à une nature qu’ils partagent, à des degrés divers, tout en possédant leur propre nature de créature. La Loi éternelle comporte donc des lois qui s’applique aussi bien à toutes les espèces confondues qu’à chaque espèce en particulier. Ulpien et Cicéron, ce dernier dans le De officiis, feront la liste de ce qui est connaturel aux hommes et aux animaux : l’attirance du mâle vers la femelle, ceci pour la procréation et le soin de la progéniture, mais aussi la défense de sa vie et son intégrité, la fuite de tout ce qui représente un danger, la recherche de tout ce qui est bon et utile pour la vie et son accroissement. Pour ces philosophes antiques et ces premiers juristes, il existe bien des lois de la nature qui s’imposent et qui sont observées par les animaux et par les hommes, enseignées par la nature aux deux, ce que Ulpien nommera un jus naturale. Nous soulignons cela pour faire remarquer que cette sagesse ancienne, sorte de bon sens commun, particulièrement ancrée au Moyen Âge, a permis pendant longtemps à l’homme de se savoir une destinée commune avec le reste de la création, création ou Terre qui n’était point sa « mère », – comme cela peut être lu aujourd’hui sous la plume de certains écologistes y compris au sen de l’Église -, mais sa sœur, sa compagne de route. D’où des relations entre les êtres qui, du coup, étaient plus naturelles, plus respectueuses, selon l’ordre de chacun, et aussi et surtout, la croyance forte, à partir du christianisme, que l’homme doit lire, accepter et préserver cette loi naturelle inscrite par Dieu au cœur de chaque chose. Par exemple, le sexe mâle a un penchant naturel pour le sexe féminin, ceci n’est pas discutable, et, s’il existe des exceptions dans cette règle commune c’est que la loi naturelle n’est plus respectée. Cela existe bien mais ne peut pas remettre en cause la marche naturelle.
L’homme n’est pas qu’animal, il possède sa propre nature qui est raisonnable. Là sont enracinées les idées innées qui n’appartiennent qu’à lui seul : la religion, la piété, la reconnaissance, la vindicte, le respect, la véracité etc.. Ce ne sont plus des dispositions innées animales, mais des notions premières innées raisonnables qui construisent un autre droit naturel, strictement humain celui-là. Apparaît alors, au-dessus du jus naturale, le jus gentium, commun à tous les hommes. Le développement de ce jus gentium sera long et compliqué au cours des siècles. A partir d’Isidore de Séville, le jus naturale dans ce sens antique est hélas négligé,et il préfère le regarder comme un ensemble de lois, dont la procréation et l’éducation, mais aussi la liberté, la propriété. Le jus gentium sera pour lui les règles en usage dans presque toutes les nations, comme le gouvernement des cités, la guerre, l’esclavage, les traités, la diplomatie, la prohibition du mariage avec des étrangers, bref, tout ce qui est plutôt du ressort du droit public et du droit privé.
Saint Thomas d’Aquin va affiner tout cet ensemble en faisant remarquer justement que l’homme, par sa raison, appréhende une multitude d’exigences secondaires qui découlent de la comparaison, de la déduction, du passage d’un principe à ses conclusions, ceci sans aucune intervention extérieure d’un législateur positif, d’une autorité de l’état, d’un décret. C’est cela qu’il appellera plus précisément jus gentium, entre le droit naturel commun (avec les autres espèces) et le droit positif qui sera, lui, le résultat d’une législation de la cité. Ceci fut la base du droit privé et public de notre royaume. Il faudra attendre les évolutions et les bouleversements de la Renaissance puis du XVIIe siècle pour envisager d’autres développements. Il est évident que le droit naturel commun présente quelque faiblesse car la connaissance de l’homme n’est point celle de l’animal. Ce dernier possède une connaissance sensible, sa conduite relève de l’instinct et non point d’un acte complexe de l’intelligence. Par exemple, la procréation est bien une règle naturelle pour l’homme et pour l’animal, mais le premier ne se contente pas, normalement, d’une perception instinctive de cette réalité. Le grand mérite de saint Thomas aura été d’ouvrir la porte à un droit naturel avec des règles premières, universelles, générales, peu nombreuses et immuables. Il a ainsi établi le fondement de tout ordre juridique. A partir de ces règles premières, de nombreuses conclusions variées et multiples peuvent être tirées, ceci selon les circonstances historiques diverses. Ce n’est pas par hasard si le dominicain Francisco de Vitoria, au début de la Renaissance, thomiste convaincu, sera le premier à concevoir l’existence et la nature d’un droit international, selon l’acception moderne du terme. Ce ne sera plus simplement le droit des gens mais aussi le droit des nations. C’est lui qui va aider un autre dominicain, Las Casas, à mettre en place, contre les pouvoirs en place, une politique coloniale dans le Nouveau Monde qui soit conforme aux principes chrétiens, en luttant, notamment, contre l’esclavage. Il put avoir cette intuition et développer sa théorie grâce à la façon dont saint Thomas envisagea la subordination morale de l’individu à la société, avec son célèbre principe, qu’il répète souvent : « La partie, en tant que telle, est quelque chose du tout ; d’où il résulte que le bien de la partie doit être subordonnée au bien du tout. » (Somme Théologique, II-IIae, qu. 58, art. 5, conclusion).
Une telle conception a fait la grandeur de la France, royaume chrétien. À notre époque particulièrement individualiste, il serait bon de retrouver certaines intuitions de base des siècles de chrétienté, intuitions et applications mises à mal par la Révolution. Évidemment, pour que la règle thomiste puisse s’appliquer de façon harmonieuse, il faut vivre dans une cité où le respect de la loi divine et des lois naturelles inspire la construction des lois positives. Nous n’en sommes plus là, tout au moins pour l’instant, mais l’homme peut retrouver un jour sa juste raison, cesser de s’aveugler, se donner un roi qui sera le garant de cette union restaurée entre les différentes sources du droit.
P. Jean-François Thomas, s.j.
Lundi de l’Octave de la Pentecôte
10 juin 2019