Une nouvelle année dans la vie hiératique de l’Église, par le R. P. Thomas
Pourquoi donc commencer l’année en se tournant vers la vie hiératique de l’Église ? D’ailleurs que peut donc signifier hiératique dans ce cas ? Il s’agit de la dimension sacerdotale du Corps mystique, non point uniquement par la présence de ses prêtres, mais par la vocation commune inscrite par le sacrement de baptême. Comme Notre Seigneur s’est sacrifié, l’Église, et chaque baptisé avec elle, s’est revêtue des insignes du sacerdoce. Tout, dans l’Église, est fondé sur ce sacrifice. Toutes les fonctions sont un prolongement de ce sacerdoce. D’où notre souffrance lorsque tel ou tel membre faillit à sa vocation, lorsque le Corps est blessé par une hérésie, par un scandale, par l’inertie ou la lâcheté de ses composants. Dans son beau livre Le Mystère de l’Église, préfacé par le premier Jacques Maritain fraîchement converti, le dominicain Humbert Clérissac consacre un chapitre à cette dimension du Corps du Christ. Il écrit : « Membre du corps mystique du Christ, tout baptisé devient concélébrant de l’Unique Sacrifice, avec l’Église et le Christ : Unde et memores nos servi tui sed et plebs tua sancta (C’est pourquoi, Seigneur, nous rappelant, nous, vos serviteurs, ainsi que votre peuple saint) (Canon de la Messe). » Il précise que le caractère hiératique est dominant, dominateur et exclusif dans la vie de l’Église. Dominant depuis l’Église primitive, les Apôtres et l’époque des martyrs ; dominateur, car l’Église conquiert le monde par son caractère sacrificiel et sacerdotal, elle dirige les âmes et les consciences (et cela devrait toujours être avec délicatesse et respect) ; exclusif, car tout baptisé est nécessairement séparé du monde tout en étant dans le monde, appelé à des renoncements selon son état de vie. Bref, être disciple du Christ ne peut faire l’économie du sacrifice.
Il est d’usage, qui n’est pas à négliger, de souhaiter à ses amis et connaissances une bonne santé au début de l’année donnée par Dieu. Il serait dommage de s’arrêter là et de demeurer à ce qui est secondaire, puisque, d’abord, il faudrait exprimer notre désir de nous aider les uns les autres à tourner le dos à la conformité facile avec le monde. Les premiers chrétiens ne cessent de nous étonner par leur courage, leur résistance, leur témoignage de foi, tout simplement parce qu’ils étaient tout entier tournés vers le ciel. Tout le reste, souci certes légitime, doit être ordonné à ce désir de vivre au sein du sacrifice du Christ, d’y prendre part. Saint Claude La Colombière, persécuté en Angleterre au XVII e siècle, puis gravement malade à Paray-le-Monial, cet apôtre privilégie du Sacré Cœur de Jésus, note dans une de ses retraites : « J’ai conçu qu’un apôtre n’est pas appelé à une vie molle, ni au repos. Il faut suer et se fatiguer, ne craindre ni le chaud, ni le froid, ni les jeûnes, ni les veilles. Il faut user ses forces en cet emploi. Le pis qui puisse arriver, c’est de mourir en servant Dieu et le prochain. Je ne vois pas que cela doive faire peur à personne. La santé et la vie me sont, pour le moins, indifférentes ; mais la maladie ou la mort, lorsqu’elles m’arriveront pour avoir travaillé au salut des âmes, me seront très agréables et précieuses. » Notre mentalité moderne est souvent éloignée de ce sens hiératique si vivant pendant des siècles dans l’Église, mais nous pouvons peut-être essayer de raviver la flamme, même si elle ne produit pas un brasier grandiose. À chacun sa petite loupiote, sans prétention mais sans réserve et sans crainte. Les saints, dont la lampe est constamment allumée et qui ne manquent pas de réserve d’huile, éclairent heureusement le chemin. Nous devrions nous souhaiter d’être des saints, plutôt que d’être en bonne santé physique, mais nous sommes encore accrochés, – comment lancer la pierre…, à ce que nous connaissons. Le mystère nous fait peur. Pourtant, aussi loin que nous remontions dans l’histoire de l’Église, dans les pièces antiques liturgiques qu’elle nous a léguées, nous retrouvons partout cette émotion sacrée qui saisit les premiers disciples, qui les habita jusqu’au sacrifice suprême. Lorsque nous avons la tentation de douter de l’Église, à cause de l’imperfection de ses membres, il est bon de se répéter des formules aussi simples et émouvantes que celles qui proviennent du souvenir direct des Apôtres envers le Maître, comme, par exemple, ce détail du Canon, au moment de la consécration du pain : « Accepit panem in sanctas ac venerabiles manus suas », témoignage direct fidèlement retransmis et hérité par chaque génération de baptisés. Nous aussi, avec ces mots, nous voyons ces mains saintes et vénérables de Notre Seigneur, celles qui, quelques heures plus tard, seront transpercées pour nous libérer du péché et de la mort. C’est ainsi que nous conservons la joie au cœur, malgré le retour du Fils vers le Père. Nous ne demeurons pas dans un deuil attristant. Ce caractère hiératique de l’Église pénètre vraiment toutes les autres fonctions de l’Église et nous permet de surmonter les doutes, les incompréhensions, les blessures qui peuvent parfois nous habiter au spectacle de nos fautes et de nos errances.
Ainsi, la vie hiératique nous conduit à transformer toute notre existence en un cantique qui dépasse largement, heureusement, nos chants et nos hymnes. Saint Thomas d’Aquin décrit bien ce qu’est cette louange : « De même que des paroles extérieures, proférées selon la mélodie et la proportion qui conviennent, résulte le chant sensible, de même, des paroles intérieures de l’intelligence et aussi des affections de cœur, dirigées vers Dieu selon la proportion et l’ordre dû, résulte une certaine mélodie spirituelle et comme un chant intelligible. » Ce cantique est donc symphonique, comme cela est déjà exposé par saint Paul : « Entretenez-vous de psaumes, d’hymnes et de cantiques spirituels, chantant à Dieu dans vos cœurs. En toute sagesse instruisez-vous les uns les autres par des psaumes, par des hymnes, par des cantiques spirituels… » (Épître aux Colossiens, III. 16) L’Apôtre n’entend pas ici un cours de musique, une chorale, mais bien une louange unanime qui s’exprime dans tous les domaines de l’existence humaine, louange qui s’échange, qui nourrit les uns et les autres. Chacun est un cantique, et l’Église est le Cantique des Cantiques. Le P. Clérissac souligne poétiquement qu’elle est « la patrie du lyrisme sacré, le prélude des symphonies éternelles ». Saint Ignace d’Antioche écrivait déjà : « Et vous-mêmes soyez chacun un chœur, afin que mis d’accord par la concorde, et recevant dans l’unité l’harmonie de Dieu, vous chantiez au Père, d’une seule voix, par Jésus-Christ. » (Lettre aux Éphésiens, IV)
Mettons donc tout en œuvre, au cours de cette année, pour correspondre de mieux en mieux à cet ordre hiératique, à cette dimension sacrificielle et sacerdotale reçus comme une empreinte lors de notre baptême. Essayons toujours de prendre de la hauteur par rapport à tout ce qui nous entraîne vers le bas ou nous maintient simplement dans une douce médiocrité. Que nos vœux les uns pour les autres soient des étincelles divines, des aides pour avancer vers le Royaume, pour goûter déjà à la vie éternelle.
P. Jean-François Thomas, s. j.