Paul Claudel et la monarchie. Notes japonaises, par le R. P. Jean-François Thomas
Les convictions personnelles de Paul Claudel à l’égard de la monarchie diffèrent bien sûr de ses prises de position politique alors qu’il est revêtu de sa charge diplomatique, aussi bien dans sa jeunesse que dans l’apothéose de sa carrière. L’homme est de plus complexe et roué comme un paysan de son terroir natal, aspect dont il jouera plus d’une fois pour désorienter ceux qui essayèrent de le classer définitivement. Comme pour tous les grands écrivains, les confidences, même maîtrisées, sont plus facilement livrées par la plume qui rédige le journal intime qui, en ce qui regarde Claudel, commence en 1904 (il a trente-six ans, quatorze ans après son retournement spirituel, et occupe les fonctions de vice-consul à Fou-Tchéou en Chine) et s’achève le 19 février 1955 à Brangues, quatre jours avant sa mort. Contrairement à beaucoup de ses confrères qui soignèrent leur Journal en vue d’une publication, soit de leur vivant, soit de façon posthume, Paul Claudel ne jette la plupart du temps dans ses cahiers que des notes brèves, parfois en style télégraphique, sur certaines de ses rencontres, sur ses lectures, sur des événements majeurs du monde, de l’Église, sur les joies et les peines familiales et amicales. Cet aspect luxuriant et broussailleux est ce qui rend d’ailleurs ce manuscrit passionnant, même s’il n’a pas encore été édité dans son intégralité mais avec des coupures opérées par les descendants de l’académicien. Il faut donc fouiller pour trouver les mentions qui laissent deviner l’évolution et les changements politiques de Claudel. Chacun sait l’hostilité qui opposa toujours Maurras et Claudel, mépris du premier envers le bourgeois diplomate et hargne du second blessé dans son orgueil, ceci jusque durant le procès inique contre Charles Maurras. Il est dommage qu’une rencontre n’eut pas lieu entre ces deux géants, d’autant plus que Claudel, par opportunité ou par faiblesse, composa en revanche fort bien avec des personnalités politiques qui furent des nains, n’hésitant pas aussi à des revirements majeurs, notamment dans la période de la Seconde Guerre mondiale.
Claudel, dans ces pages conçues pour demeurer privées, se sent évidemment plus libre que dans son rôle officiel de diplomate au service d’une République qu’il ne porte pas vraiment dans son cœur. Deux passages sont particulièrement éclairants. Tout d’abord lorsqu’il retranscrit, consul à Tientsin, avec admiration, une longue conversation du comte de Chambord en 1871 publié dans la Gazette de France, ceci en août 1908 (en 1909, il assiste à Pékin aux funérailles de l’empereur Kouang hsü mais il ne développe pas). Et ensuite lorsque, ambassadeur au Japon, il est très marqué par cette culture et par les drames qu’il doit affronter (dont le grand tremblement de terre et l’incendie de Tokyo lors du séisme du Kantõ le 1 septembre 1923). Il décrit alors, dans son Journal de février 1927, les funérailles de l’empereur Taishõ Tennõ, connu en Occident sous le nom de Yoshi hito, mort le jour de Noël 1926. Laissons de côté pour cette fois le texte du comte de Chambord, car il mérite de s’y pencher et ce sera l’occasion de se souvenir de ce grand roi qui ne monta pas sur le trône, et arrêtons-nous aux remarques claudéliennes au sujet de ce monarque japonais, à l’époque encore divinisé et inaccessible au commun des mortels.
Cet empereur meurt exactement quarante ans après la conversion de Claudel à Notre-Dame le jour de Noël. Après avoir noté que le prince est mort à 1h. 25 du matin, dans la résidence impériale d’Hayama, Claudel écrit le 27 décembre : « L’Empereur mort est ramené la nuit dans son palais [de Tokyo] par des rues bordées d’un million d’hommes en silence. On descend lentement le cercueil enveloppé de soie blanche et on le dépose sur une espèce de traîneau que par des cordes blanches les fonctionnaires du Palais tirent sur les tapis jusqu’à la Chambre funèbre. » Il ne dit rien sur cet homme, très tôt diminué physiquement, qui avait confié la régence, bien des années avant sa mort, à son fils Hirohito, mais il sait que l’Empereur avait accompagné l’essor industriel et libéral du pays, tout en faisant face à la Première Guerre mondiale, à la révolte de Corée et au grand séisme qui ravagea toute la région du Kantõ, dont sa capitale. Un homme mystérieux mais dont la dignité ne pouvait que plaire à un Claudel amoureux de tous les signes du sacré, y compris en dehors de la religion révélée. L’écrivain poursuit, avec un ton de pitié : « Morne vie de cet Empereur à l’intérieur de son palais, pareille à la teigne des tapis ». Les larves de ces parasites dévorent les matériaux de façon invisible, jusqu’à ce que le dommage soit irréversible. Ainsi Claudel compare-t-il la morne vie impériale qui rongea peu à peu son illustre hôte. Vie de sacrifice donc, et non point de gloriole : nul ne peut envier la destinée d’un empereur condamné, par naissance, à n’être rien par lui-même afin de demeurer un soleil pour son peuple. Dans la nuit du 7 février, dix jours avant le départ définitif de Claudel nommé ambassadeur à Washington, il assiste aux funérailles de l’Empereur, pendant presque quatre heures, dans le temple funèbre provisoire de Shinjuku. Sa description est saisissante, comme lui-même fut saisi par le cérémonial funèbre impérial et… par le froid terrible, d’autant plus que l’étiquette a exigé que les officiels quittassent leur pardessus : « Les Ambassadeurs de la mort s’avançant à grandes distances un par un. L’énorme char funèbre avec les sept cris de ses essieux, traîné par 4 bœufs noirs attelés de traits blancs. La musique Shinto faite de cris aigus prolongés, d’espèces de piaulements douloureux, avec de temps en temps le coup sourd du tambour en plein ventre. »
Tout cela ne serait qu’anecdotique sans l’insistance de Claudel à souligner la pureté : les matériaux utilisés, les gestes prescrits, mais aussi, providentiellement, la neige qui recouvre en ces jours la capitale transie et en deuil. La pureté est au cœur de l’attirance de Claudel pour le système monarchique de ce pays, et de tout pays. Il écrit magnifiquement, – et n’oublions pas que ce ne sont que des notes brouillonnes : « Sur les 2 kilomètres du cortège une foule d’un million et demi de personnes invisible et silencieuse. On est venu de tous les coins du Japon. Certains attendent depuis 15 heures, assis sur de minces nattes, sur la neige. Les rues sont décorées de grands toriis de bois pur, de lanternes blanches, d’arbres, de braseros de gaz portés sur un faisceau de trois poutres. L’énorme neige d’il y a 2 jours est considérée comme une purification générale. L’idée de pureté est au Japon aussi importante que celle de respect. Curieux qu’on n’ait jamais insisté là-dessus. Le shintô n’est qu’un ensemble de purifications. La plus vieille littérature est des norito [textes rituels] des purifications. Les grands feux clairs avec leurs servants qui avaient l’air d’être alimentés avec de la neige. Quelque chose de glacé et de pur. » Claudel reprendra ce récit, en l’améliorant, dans Les Funérailles du Mikado, au sein du recueil Contacts et circonstances publié en 1940. Il y avoue son émotion et son admiration : « La mort même est comme la purification suprême. À ce point de vue, il ne pouvait y avoir de linceul plus convenable pour ensevelir un empereur que cette nuit glacée et pleine d’étoiles sur une terre couverte de neige. […] Tout était réglé avec un ordre magnifique. Je crois que, dans aucun autre pays du monde, on ne verrait une cérémonie religieuse et patriotique embrassant un millier d’hommes et dont chaque participant s’acquitte avec autant de perfection d’un rôle dont on sent qu’il est pleinement pénétré. J’ai eu sous les yeux tout le Japon mis en œuvre pour s’incliner devant la mort et saluer son souverain qui part, depuis l’empereur en passant par les princes et les plus hauts dignitaires jusqu’au plus humble sujet. C’est ma dernière impression du Japon. Elle n’aurait pu être plus belle et plus grandiose. »
Leçon liturgique et monarchique dont nous ferions bien de nous inspirer alors que l’Église, sauf dans sa branche traditionnelle, a perdu en grande partie le sens du sacré, et que la société française, guidée par une « république monarchique », s’enfonce dans la médiocrité et la vulgarité. Claudel sera marqué à jamais par ce face à face impérial lié à la transcendance.
P. Jean-François Thomas, s. j.