Ex-Libris. Les « Récits espagnols » du père Coloma
Un jésuite pas comme les autres : le R. P. Luis Coloma a signé, outre-Pyrénées, quelques best-sellers qui firent de lui, à la fin du XIXe siècle, l’un des écrivains espagnols les plus renommés du temps. René Bazin ne se contenta pas de le lire : il alla jusqu’à le rencontrer personnellement. Certaines de ses histoires furent traduites en français, à une époque où notre pauvre France était beaucoup moins traditionnelle et religieuse que sa voisine espagnole… C’est d’ailleurs un prêtre français exilé au Royaume-Uni par la Troisième République qui a traduit les Récits espagnols qui viennent d’être réédités (Éditions du Drapeau blanc, coll. « Tradition hispanique », 2022, 308 p., 19 €).
Le père Coloma s’inspire toujours d’histoires vraies, à la saveur toute hispanique. Poursuivant une fin apologétique et édifiante, le révérend père n’en est pas moins romancier et littérateur. Ses nouvelles, récits ou contes — les Espagnols parlaient de « Lecturas recreativas (lectures récréatives) » — sont très savoureux. Ce qui peut surprendre, c’est que ces différentes histoires furent initialement publiées dans un périodique éminemment et exclusivement religieux et spirituel, dont le titre pourrait être traduit par : Le Messager du Cœur de Jésus de Bilbao.
La préface des Récits espagnols, rédigée par leur auteur, est à elle seule un traité de littérature. On ferait mieux de la faire étudier à nos lycéens, plutôt que celle du Pierre et Jean de Guy de Maupassant… La littérature qui avilit, abaisse ou fait perdre du temps est mauvaise. Seule celle qui élève et perfectionne a de la valeur. Laissons le R.P. Luis Coloma (s. j.) l’expliquer lui-même :
« Cependant, je n’ai nulle envie de conduire les pieux lecteurs d’El Mensajero, dans la voie large de la lecture des romans ; lecture, à mon avis, préjudiciable sous tous les rapports. La lecture d’un roman positivement mauvais est à coup sûr pernicieuse, et pernicieuse au plus haut point ; surtout quand ce roman est l’œuvre d’un écrivain de talent. Dangereux, encore, sont les romans qui prétendent adapter les sévères principes de la morale chrétienne aux aspirations des âmes romanesques, et aux exigences des passions. Leurs auteurs se servent de la pure lumière de notre sainte Religion pour produire des effets esthétiques, et non pour inculquer des principes saints ; pour faire sur l’esprit de leurs lecteurs des impressions agréables, au lieu de les porter à de bons mouvements, de leur inspirer des résolutions fortes, capables de raffermir la vertu ou de provoquer le repentir.
Les romans vraiment moraux, écrits avec de louables intentions et une connaissance parfaite du cœur humain – mais qui nous détournent, par le fait, de lectures plus profitables, quoique moins attachantes – ont, à mon sens, un autre grand inconvénient, et mènent à des résultats tantôt comiques, tantôt tragiques. Le roman, comme toute poésie, du reste, tend, pour ne rien dire de plus, à certain idéalisme : il exalte l’imagination du lecteur et évoque dans son esprit un monde purement fictif, tout différent des dures réalités que lui réserve le commerce de la vie : de là les désappointements prématurés, de terribles déceptions, et je ne sais quelle nausée, quand les hommes et les choses se présentent à nous dans la pratique tout autrement que nous ne les avions rêvés » (p. 12 de la réédition).
Voilà un réalisme qui à de quoi nous enchanter l’âme, à défaut des passions… ! On parle à juste titre de « philosophie réaliste » au sujet du thomisme ; il n’y a pas à chercher bien loin pour trouver où le R. P. Coloma a puisé sa « littérature réaliste » chrétienne.
Étant prêtre, le père Luis Coloma s’intéresse avant tout aux âmes et à leur salut. Il opère donc une distinction entre ceux qui se sont empoisonnés avec de la mauvaise littérature et ceux qui en sont restés exempts :
« Quant à ceux qui n’ont jamais absorbé de poison, ils n’ont pas besoin de contre-poison ; et, comme je l’insinuais plus haut, il vaut mieux que ceux qui ne sont point tentés de lire de mauvais romans, évitent même la lecture des bons, et s’en tiennent à un genre de littérature plus utile et plus grave.
» Opposons donc à la fiction pernicieuse, la fiction morale, puisque peu de personnes ont assez de raison et de foi, pour préférer au roman des livres de piété ou de science ; mais évitons de donner, à ceux qui n’éprouvent point ce dangereux attrait, le goût de la lecture des romans même honnêtes » (p. 13).
On peut l’imaginer bibliothécaire de son couvent, mais non libraire en centre-ville… ! Si seulement tout un chacun avait suivi ses sages conseils… ! Nous savons ce qu’il nous reste à faire.
Jean de Fréville