Jean Raspail et son temps ; Témoignage lucide ou miroir inversé de l’âge d’or ?
Pour la plupart d’entre eux, les romans de Jean Raspail sont enracinés dans une terre et une époque. Notamment, les récits contemporains se déroulant en France rendent souvent compte de l’atmosphère sociale du début des années 1970, sur fond de groupes de motards hippies drogués et casseurs, de lutte des classes, et de socialisme d’État montant.
Le contexte de l’égalitarisme niveleur et destructeur
Ainsi, Le Camp des saints a son lot de hippies et de babacools filant vers les plages accueillir les migrants et pillant ou violant au passage. Quelques décennies plus tard, lorsqu’il écrivit Sire, Raspail transforma les hippies en loubards ensauvagés des banlieues, sur fond de quasi-guerre civile dans les territoires perdus de la république. L’actualité avait changé, l’identité des suppôts de la décadence aussi, il restait la décadence.
On retrouve ces marqueurs historiques dans Le Jeu du Roi, où Jean-Marie et Antoine IV sont confrontés, pour le premier, au pédagogisme et à l’égalitarisme de l’Education nationale et de ses centres de formation ; pour le second à la nationalisation de son étude notariale par un gouvernement socialo-communiste assassin de la libre entreprise.
Dans Les Yeux d’Irène, Frédéric et Aude traversent, avec la superbe Daimler du narrateur, une France en proie aux grèves et au même sentiment vulgaire de haine du petit contre toute forme de beauté aristocratique qui le ramène à sa propre médiocrité sociale et financière. Plusieurs fois l’opulente voiture est la cible de jets de bouteille haineux de la part de petites gens vociférantes. Plusieurs fois les deux héros assistent à des affrontements entre ouvriers grévistes et CRS. Et partout l’État nationalisait tout en rognant sur ses propres administrations de prestige, devenues inutiles.
Dans Septentrion, la principauté est victime d’une révolution communiste qui n’est pas nommée. Les petits hommes gris conservant le souverain vivant pour le symbole, jardinier de ses propres jardins, cela fait penser aux gardes rouges de Mao et au dernier empereur, jardinier de la Cité interdite. Mais surtout, la révolution des petits hommes gris se caractérise, comme les haines des ouvrages déjà cités, par une rage égalisatrice se nichant jusque dans les plus petits détails.
La fin de Valduzia, dans Les Royaumes de Borée, n’est guère meilleure, soumise à l’esprit démocratique et égalitaire.
Cet état d’esprit trouve son apothéose dans Une étrange exploration dans la forêt africaine en l’an 2110, où le souci d’égalitarisme et d’uniformisation, mais aussi de calibrage du langage et des relations humaines pour les faire entrer dans l’idéologie droit de l’hommiste, ont pris des dimensions planétaires. Ce ne sont plus alors les milieux sociaux qui sont harmonisés en un seul groupe homogène, distingué seulement par quelques nuances internes, ce sont aussi les ethnies et les nations. Il n’y a plus alors qu’un gouvernement mondial bienveillant, s’assurant que nulle note discordante ne vienne ramener la guerre, ou les distinctions nationales et de race dans le monde. Cet univers abject, du moins dans la manière dont il est décrit, est allé si loin dans la négation du réel, qu’il ne survivra pas à la rencontre brutale avec celui-ci au fond des forêts du Congo, sous la forme de tribus noires vivant encore dans le souvenir de la décolonisation et cultivant toujours la haine du blanc avec une sauvagerie extrême et devenue idiote.
Une esthétique aristocratique
Cet arasement de toute distinction, de toute hiérarchie et surtout de tout raffinement s’oppose frontalement à l’art de vivre des héros de Raspail, toujours fin et distingué, marqué par des petits riens très « Mittel Europa » du début du XXe siècle. Sans doute est-ce aussi lié au choix de l’implantation géographique de nombre des œuvres de Raspail. De fait, sanglés dans leurs uniformes ou leurs costumes, les héros de Raspail, lorsqu’ils sont surpris dans leur intimité, n’ont pas un geste qui ne soit pas esthétique, et cultivent soit un air parfaitement vieille France, soit celui, très germano-britannique de la bonne société édouardienne ou wilhelmienne. Cette esthétique c’est Antoine IV et Jean-Marie dînant au champagne et au foie gras sur une table nappée de blanc et ornée de flambeaux, la marche de l’empereur Maximilien en fond sonore, dans le fort délabré, alors que dehors la vie ordinaire et routinière les assiège. Ce sont les cavaliers prenant leur dernier repas à plusieurs services avant de quitter le margrave, puis les mêmes, le soir au bivouac conservant un flacon de genièvre pour se réchauffer l’âme. C’est bien-sûr Frédéric Pons et sa Daimler, mais également la maison close où il trouva asile avec Aude et où on leur sert des mets tous raffinés adaptés au temps et à l’activité du moment. C’est encore le repas du train de Septentrion, et l’élégant service des légionnaires pour les grands blessés du Val de Grâce, accompagnés dans leurs derniers instants par d’exquises jeunes femmes de bonne famille.
Tous ces plaisirs, très matériels il est vrai, sont réservés au « happy few », démarqué du commun par son ascendance, par sa charge, par ses valeurs chevaleresques.
La clairvoyance de Raspail
Mais cette dénonciation du nivellement social est-elle, chez Raspail, un moyen par contraste de mieux mettre en valeur son esthétique aristocratique, ou une sincère crainte des temps nouveaux ? Sans doute un peu des deux.
La révolution rouge n’a pas eu lieu, mais l’uniformisation du monde et l’atomisation des groupes sociaux a suivi son cours. Le capitalisme d’État et le libéralisme des grands groupes valent bien, d’une certaine façon, le bolchévisme. Il poursuit le même but ; la parfaite fluidité des rapports humains, réduits à une mécanique raisonnable, afin de créer une allocation parfaite des biens parmi les agents économiques, c’est-à-dire les hommes, au nom de leur bien-être. Ce monde purement matériel, sans grandeur ni majesté, ne supportant aucun corps social faisant obstruction à son égalitarisme marchand, ne supportant aucune friction dans sa mécanique produite par le souci de l’éternel ou de l’immatériel, est celui annoncé par Raspail. Il s’est trompé de couleur politique, mais pas de résultat. Les bleus ont fait pis que les rouges, et leur bonhommie dans le mode opératoire leur a acquis l’assentiment quasi-général pour cette grande opération de destruction humaine que craignait déjà Tocqueville en 1851 et que craignit à son tour en 1995 Francis Fukuyama. Avec ses manières de romancier, Raspail l’avait bien vu également, et étant poète et non théoricien politique, c’est vers un âge d’or, à vue humaine encore assez proche de la mémoire d’un homme né en 1925, qu’il s’est tourné. Dans l’Europe de la Belle époque, pourtant, le mal était déjà accompli, comme on le voit d’ailleurs dans Moi Antoine de Tounens roi de Patagonie, où s’oppose la candeur chevaleresque de Pikkendorff chargeant sabre au clair le jour du coup d’État prévu par l’armée en Argentine, tandis que les militaires et le pouvoir s’étaient secrètement mis d’accord pour que cette opération politique ne fut qu’un immense coup de bluff. Deux mondes s’étaient déjà brisés l’un contre l’autre ; celui des principes, de l’honneur et du panache, contre celui de la roublardise et du partage des prébendes. La confrontation coûta la vie à Pikkendorff.
Raspail, donc, écrit en témoin lucide de son temps. Mais lucide il l’est jusqu’au bout, et il sait bien que l’éternel, l’invisible, continuent de nous gratouiller jusqu’au plus profond de notre péché. Il est dans notre nature d’être appelé à plus grand que nous. C’est sans doute pourquoi, aussi bien dans Les Yeus d’Irène que dans L’anneau du pécheur, les gouvernants républicains vendus à toutes les compromissions ont encore le souci de favoriser les affaires purement spirituelles et internes à l’Église, donnant facilités et protections discrètes mais indispensables aux protagonistes de ces histoires.
Gabriel Privat