Et la poésie déserta la France…
Jadis, dans la classification traditionnelle et classique de la littérature (voir par exemple l’abbé Eugène Roquette de Malviès, « Discours sur la moralité et l’immoralité dans la littérature, et sur l’action de cette dernière dans la société », Paris, G. Téqui, 1880), la théologie se trouvait au premier rang, devant la philosophie et la morale. Venaient ensuite, dans l’ordre, la politique et l’histoire, puis la poésie et le théâtre. Le roman n’arrivait qu’en tout dernier.
Autant dire qu’aujourd’hui cette hiérarchie (« ordre sacré ») est totalement renversée. Un théologien ne serait plus classé parmi les hommes de lettres, alors même que l’Académie française maintient des fauteuils ecclésiastiques. La philosophie a été par trop déshonorée — et ne parlons guère des essais politiques qui peuplent les librairies au gré des élections… La morale est niée en elle-même, et ses moralistes sont voués aux gémonies. L’histoire subit une nouvelle façon d’être écrite, et semble avoir quitté le champ des belles lettres. La poésie a déserté les ventes de livres. Il ne reste plus que le roman, et celui-ci est encore plus mauvais — sauf exceptions ponctuelles — que celui que flétrissaient déjà les puristes du XIXe siècle.
Ce seul tableau littéraire, si succinct soit-il, suffit à décrire la décadence de notre culture. Malgré tout, nous nous attarderons ici sur la cas singulier de la poésie, ce phare de la littérature des laïcs.
La poésie, âme de la littérature française
Les livres saints respirent la poésie. De par leur inspiration, ils en sont la perfection, le modèle — d’où l’étude et la reprise des psaumes et autres textes sacrés par les Corneille et Racine, mais aussi les Genoude et Lamartine.
Le Moyen Âge, sous nos contrées, fut éminemment poétique, dans une poésie souvent mêlée de musique — les exemples de Guillaume d’Aquitaine et de Gaston Fébus sont marquants.
Il est cependant habituel de dater les débuts de la poésie moderne (si l’on peut dire) des Italiens Dante et Pétrarque, mais il convient de préciser que ce premier avait hésité à composer ses vers en langue d’oc, tandis que ce second fut chanoine de Lombez et courtisan à Avignon en plus de chanter des paysages du Vaucluse et ses amours à l’une de nos Méridionales, Laure de Novès. L’inspiration des poètes du royaume de France vis-à-vis de ces Italiens (il faudrait encore y ajouter Le Tasse) est donc partiellement originaire de notre propre royaume. Quoi qu’il en soit, c’était partout l’âme de la Chrétienté qui s’exprimait en vers.
Le Grand Siècle a brillé par ses vers de langue française, décalque d’une saine attitude des hommes vis-à-vis de la Création. Une longue suite de poètes devait suivre, jusqu’à la première grande fracture : la Révolution française. Comme le signalait Charles Maurras au sujet de la décapitation d’André de Chénier, la Révolution n’avait guère besoin de poètes comme elle n’avait cure de savants. L’homme régénéré qu’elle cherchait à établir devait être sans poésie, car il était déjà sans âme. Et tout en serait resté là sans Chateaubriand et ses suiveurs, où la poésie réussit à reprendre place jusqu’à travers la prose, si bien que le XIXe fut le grand siècle des poètes et n’acheva tout compte fait sa course qu’avec les derniers pontes de l’Action française.
Le récit de Lamartine
Après les grands élans du siècle de Louis XIV, la poésie française avait semblé s’essouffler un peu au siècle des Lumières, ressassant à l’excès les sujets antiques. Sous la Restauration, Alphonse de Lamartine est l’un des premiers poètes à succès à « être descendus du Parnasse », chantant les sentiments et émotions de l’être humain plutôt que des thèmes qui étaient devenus de plus en plus lointains et désincarnés. Et puis il y avait eu la parenthèse révolutionnaire qui avait à merci repris à son compte les insignes de l’Antiquité, dont Buonaparte a plus qu’abusé.
L’Empire aura été une période particulièrement antipoétique, étant par là même l’aboutissement de la Révolution : « c’était l’heure de l’incarnation de la philosophie matérialiste du dix-huitième siècle dans le gouvernement et dans les mœurs » nous dit Lamartine (« Des destinées de la poésie », Œuvres complètes, vol. I, p. 30). Sa dixième méditation, une ode, développe en partie ce motif :
« Mais, ô déclin ! quel souffle avide
De notre âge a séché les fleurs ?
Hé quoi ! le lourd compas d’Euclide
Étouffe nos arts enchanteurs !
Élans de l’âme et du génie,
Des calculs la froide manie
Chez nos pères vous remplaça :
Ils posèrent sur la nature
Le doigt glacé qui la mesure,
Et la nature se glaça ! »
L’époque est aux mathématiques, sous la houlette d’hommes qui « croyaient avoir desséché pour toujours en nous ce qu’ils étaient parvenus en effet à flétrir et à tuer en eux, toute la partie morale, divine, mélodieuse de la pensée humaine » (Alphonse de Lamartine, « Des destinées de la poésie », Œuvres complètes, vol. I, p. 30). Et remarquons combien nous avons renoué avec ces tristes temps :
« Tout était organisé contre cette résurrection du sentiment moral et poétique ; c’était une ligue universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas, comme c’est un merveilleux instrument passif de tyrannie qui ne demande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si on le fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l’esprit ou à son émancipation, le chef militaire de cette époque ne voulait pas d’autre missionnaire » (ibid., p. 31).
De nos jours encore, on donne jusque dans les meilleures familles les plus capables toute la place aux « sciences dures » (ou à l’argent) à travers l’X, Centrale ou les Mines, éventuellement HEC. Si quelques petits poissons s’échappent vers une filière littéraire de l’ENS ou l’École des chartes, c’est souvent pour n’y goûter les « sciences morales » que de façon algébrique, si l’on en croit la vie et l’œuvre d’un Roger Martin du Gard (voir notamment Les Thibault concernant l’École normale supérieure et Devenir pour les Chartes), datant d’un siècle déjà.
Le vicomte de Bonald, aux écrits pourtant souvent trouvés fort arides par certains, faisait le même constat en critiquant la réorganisation napoléonienne de l’Institut, mettant les « sciences morales » au second plan par rapport aux « sciences dures ». Par chance, la Restauration et la rénovation religieuse du siècle permirent l’éclosion de poètes si nombreux que les plus belles pièces de la poésie nationale n’ont peut-être jamais été publiées, ayant été laissées au fond d’un tiroir de quelque particulier.
Contemplatif par nature, le poète devient rare dans un monde bétonné, urbanisé, technicisé. Gustave Thibon le remarquait déjà à propos de Victor Hugo qui avait prétendu user en poésie de viles choses, comme le crapaud ou le charroi : jamais il n’aurait pu, sans tomber dans le burlesque le plus parodique et le plus comique, chanter le brouhaha des moteurs à explosion et le labour des tracteurs modernes. Le philosophe n’hésita pas à profaner deux vers hugoliens pour montrer le ridicule de toute prétention moderniste et techniciste en poésie. Et il n’y aura guère de relèvement pour nos générations viciés par un mauvais parler et tant d’images choquantes sans un retour à une vision du monde poétique, tant le poïein a à voir avec le divin Créateur.
« Tant que l’homme ne mourra pas lui-même, la plus belle faculté de l’homme peut-elle mourir ? Qu’est-ce, en effet, que la poésie ? Comme tout ce qui est divin en nous, cela ne peut se définir par un mot ni par mille. C’est l’incarnation de ce que l’homme a de plus intime dans le cœur et de plus divin dans la pensée, dans ce que la nature visible a de plus magnifique dans les images et de plus mélodieux dans les sons (ibid., p. 37) ! »
Jean de Fréville