[Conte de Noël] La dame et le corbeau
Dans ce petit village normand proche de Rouen, une dame vivait seule à l’intérieur d’une jolie maison entourée d’un magnifique jardin fleuri. Elle ne vivait pas solitaire pour le plaisir, oh non ! Son compagnon avec lequel elle avait été si heureuse était parti vers le royaume des ombres l’année précédente en la laissant avec ses merveilleux souvenirs. Son rire, sa voix gaie, ses sifflements joyeux résonnaient toujours dans ses oreilles. Elle avait sa photo en permanence devant elle et souvent la nuit elle rêvait de lui. Il revenait la voir, toujours égal à lui même, ils se parlaient, riaient, se racontaient des histoires comme au temps de leur bonheur. Souvent le matin en ouvrant ses rideaux, la dame regardait tristement le ciel gris, pluvieux. Une brume épaisse liée aux marées de la Manche obscurcissait la campagne normande. La maison la plus proche était à plusieurs lieux et la boulangère qui passait vers huit heures dans sa camionnette brinquebalante lui apportait un peu de vie en commentant les dernières nouvelles du bourg le plus proche. La jeune femme tentait toujours de plaisanter avec la dame mais derrière le sourire aimable qu’elle lui renvoyait, la commerçante sentait bien que le cœur n’y était pas. Les journées passaient longues, tristes, monotones. Elle ne voyait personne, heureusement il y avait le téléphone et la dame n’était pas vraiment coupée de sa famille, mais ils étaient tous si loin.
Elle ne voulait pas prendre un petit chien ni un chaton pas plus qu’un animal plus grand de la S.P.A. : « S’il m’arrive quelque chose de grave, que deviendront-ils ? » soupirait-elle lorsqu’on lui en proposait un. Les poissons, qui vivaient dans le bassin construit par son mari, lui apportaient un peu de réconfort. C’était lui qui s’en occupait, lui qui avait agencé pour leur bien-être, un jet d’eau, des pierres et une rampe d’oxygénation de l’eau. Alors en les regardant nager, elle repensait à lui, elle le revoyait penché vers eux lorsqu’il leur donnait à manger, quelquefois il leur parlait. Une ou deux fois dans l’année en s’aidant d’une épuisette, il les attrapait délicatement et les mettait dans un grand seau afin de nettoyer le fond du bassin et gratter les dépôts de mousse qui encombraient les parois.
Le seul être vivant à sang chaud, qui lui rendait visite régulièrement, était un vieux corbeau déplumé. Il avait dû être pris dans un piège ou heurté par une voiture car il volait de guingois et boitillait en marchant sur sa pelouse. Il cherchait des vers de terre, toujours sur le qui-vive, tournant sa tête dans tous les sens, puis s’envolait aussitôt qu’elle tirait ses rideaux. C’était un corbeau méfiant qui avait certainement connu les affres de la faim et des peurs plus cuisantes causées par les chasseurs ou les renards. Comme la dame aimait beaucoup les bêtes, elle avait eu l’idée un jour de lui venir en aide, non pas en déterrant les vers à sa place mais en lui donnant du pain, des gros bouts de pain, des morceaux secs et d’autres imbibés d’eau qu’elle étalait largement sur sa pelouse.
La première fois elle avait attendu deux jours avant de le revoir, circonspect, il hésitait à revenir. En levant la tête, elle l’avait aperçu dans le ciel, il volait bas, tournait en rond, observait le terrain mais ne se posait plus. Il était tenté par cette nourriture, qu’elle lui offrait généreusement, mais son instinct lui dictait la prudence. Quelle ruse se dissimulait derrière cet appât ? Quel collet sournois se nichait sous cette manne inattendue qui surgissait de la terre ? Pourtant la tentation était grande, il s’approchait, repartait, volait en rase-motte puis reprenait son envol avant de se percher sur un fil électrique d’où il observait les alentours. Un après midi, enfin, après avoir voltigé longuement près des croûtons, il ouvrit largement son bec et descendit « en piqué » vers le plus gros qu’il emporta. Une bonne moitié retomba en route. Le pauvre avait choisi un morceau énorme qui hélas était trempé et se délitait en vol. Il revint plusieurs fois ce jour là, prenant confiance. La dame derrière sa fenêtre n’osait pas bouger, elle le regardait en souriant, son premier sourire depuis bien longtemps. Les mois passèrent ainsi sans qu’ils se croisent. Jamais ils ne se rencontrèrent mais ils communiquaient de loin et se comprenaient.
Lorsque l’hiver approcha, la dame ajouta un peu de margarine sur le pain, le corbeau aimait bien ça, c’était bon pour ses plumes. Il sautillait maintenant sur la pelouse et ne se contentait plus d’attraper le pain à la volée. Hélas la neige commença à tomber…. ! Et cette neige qui tombait eut des conséquences imprévisibles. Cet hiver-là fut le plus froid enregistré depuis un demi-siècle. Les routes devinrent impraticables, les gens restaient calfeutrés chez eux, des personnes âgées, handicapées, ayant appelé les pompiers furent évacuées par des hélicoptères vers les hôpitaux les plus proches, la boulangère ne passait plus. Les chasse-neige s’enlisaient ou patinaient malgré leurs chenilles sur les épaisses couches de verglas. Le plan ORSEC fut déclaré.
La dame, seule dans sa propriété en bordure de la forêt, n’arrivait plus à communiquer avec l’extérieur car les lignes téléphoniques sectionnées par le gel étaient toutes cassées et elle ne possédait pas de portable. Sa maison disparaissait progressivement sous la neige, elle n’avait plus rien à manger et les secours semblaient l’avoir oubliée. Tôt le matin, elle tentait bien de déneiger son entrée avec une pelle mais dans l’heure qui suivait le travail était à refaire tant la neige tombait drue épaisse et tenace. Elle écoutait sur son transistor les radios qui commentaient les catastrophes du jour causées par le froid. Les services de la voirie débordés l’avaient oubliée, elle allait disparaître recouverte par la neige sans provisions et mourir de faim.
Le matin de Noël, en tentant une fois de plus de déneiger devant sa porte, elle fut intriguée par des tâches brunes et se baissa pour les voir de plus près. Des noix formaient des petits cratères dans la neige, des noisettes également et trois petites pommes toutes ridées mais bonnes à manger étaient en partie enfoncées dans le manteau blanc. Elle regarda autour d’elle, son jardin scintillait, aucune trace de pas n’apparaissait dans la neige. Le lendemain, la chose se renouvela, deux pommes légèrement piquées, glacées mais comestibles apparurent dans sa pelle pendant qu’elle évacuait la couche de la nuit et puis encore des noix et des noisettes parsemées sur toute sa terrasse. La dame ne comprenait pas d’où pouvait provenir cette nourriture inespérée. Aucun noyer, aucun pommier, aucun noisetier ne poussait dans son jardin et il n’y avait toujours aucune trace de pas à proximité. Un tapis floconneux immaculé entourait sa maison. Alors elle leva la tête. Une noisette heurta son front pendant qu’un vieux corbeau déplumé, qui volait de guingois, s’éloignait en croassant au-dessus d’elle. Alors la dame émerveillée, une petite larme au coin des yeux, fit pour la première fois un signe amical à l’oiseau. Elle déposa enfin le petit Jésus dans la crèche et se recueillit quelques instants pour remercier Dieu et la Sainte Famille. Elle avait failli oublier ce geste et toute sa symbolique…
Michel Barbery