Impressions Soleil levant
Tout voyageur au pays du soleil levant, -ceci depuis le XIX ème siècle, époque à laquelle le Japon s’ouvrit de nouveau au monde avec la restauration d’un réel pouvoir impérial-, est saisi à la fois par l’harmonie visible et par les contrastes qui imprègnent ces îles battues sans cesse par des éléments extrêmement hostiles. Loin de moi la prétention de résumer superficiellement ce qui ne peut être appréhendé, même après des décennies de vie dans ce pays. Un court séjour ne peut imprimer que des sensations nécessairement schématiques, et parfois bien éloignées de la réalité. Il faudrait être Paul Claudel, tant marqué par son ambassade japonaise de 1921 à 1927, pour peindre, sur soie ou sur papier, ces poèmes très ramassés, les dodoitzu, qui résument en quelques mots des mondes. Le Japon n’est pas simple, et c’est là une qualité. Il ne se livre pas au premier contact. Celui qui pénètre sur son territoire risque bien de se laisser berner par les apparences, celles d’un pays fortement industrialisé, à la pointe de maintes technologies, ayant emprunté certaines manières d’être occidentales ou américaines, surtout depuis qu’il y fut forcé à la fin de la seconde guerre mondiale.
Non point que ce pays veuille tromper ou mentir. Il ne tend pas un piège à l’étranger, même s’il demeure pudique, comme en retrait par rapport à celui qui aimerait le découvrir profondément. Comme il possède plusieurs visages, il n’en impose aucun, et si, d’aventure, le visiteur s’attache à l’un d’entre eux, alors il cache tous les autres car il désire demeurer ce qu’il est depuis les origines : une île inabordable.
L’Asie est complexe, elle n’est pas une mais multiple. L’Occidental a vite fait de tout mettre dans le même sac, en adoptant soit une attitude de méfiance, soit une attitude d’admiration irrationnelle. Le Japon est très différent de ses voisins, grands ou petits. Il a su, plus que d’autres, conserver son caractère, tout en sacrifiant aux dieux de l’argent et du travail. Il ne se résume pas à une économie puissante et à une science brillante. L’essentiel est invisible, affleurant à peine dans les temples anciens et les palais. Nombreuses sont les racines qui ont vivifié ce pays, émergeant peu à peu au cours des siècles et composant une civilisation raffinée dont le principe réside dans la permanence et la stabilité. Emporté par son excellence technologique, le Japon pourrait laisser croire qu’il ne jure que par le mouvement et le changement, or, cela est faux, ou au moins un jugement trop rapide. Comme les vols d’oiseaux immortalisés sur les paravents précieux, ce mouvement est en quelque sorte immobile, à l’image de la flèche qui vole et qui ne vole pas de Zénon d’Elée. Il suffit de voir, à Kyoto, tous ces jeunes Japonais en kimono et tenue traditionnelle pur comprendre que l’essence du pays ne réside pas dans le quartier des affaires de Tokyo.
Le Japon, malgré l’essai avorté de destruction durant le dernier conflit mondial, a survécu, s’est redressé, a gravi les échelons jusqu’aux toutes premières places, non point par orgueil, -contrairement à ce que pensent beaucoup d’Occidentaux-, mais parce que son âme ne pouvait être atteinte par les armes. Cette âme repose dans les haïku, dans la littérature nô, dans les netsuke, dans une pierre posée sur du sable ratissé au cœur de ces « jardins secs », les karesansui, dans les dodoitzu, ces sobres et délicats poèmes, dans les traits tracés à l’encre de Chine. Le Japon de toujours, inaltérable, est poésie, ceci jusque dans la présentation soignée des mets pour un repas, dans l’élégance des récipients, dans la douceur des couleurs, dans la façon artistique et savante d’emballer un cadeau. Un seul objet est nécessaire pour que l’âme d’un peuple transparaisse. Au Japon, l’objet le plus ordinaire, tout au moins s’il n’est pas sorti en série d’une manufacture chinoise, est lourd de toute une tradition. Ce fut aussi le cas en douce France, dans des temps révolus. Chacun de ces détails, apparemment dérisoires, construisent une harmonie à nulle autre pareille.
Le Japon est une terre de poètes, ceci depuis le VII ème siècle au moins. La nature elle-même n’y connaît point le gigantisme de celle d’autres continents, et elle résonne pour celui qui veut bien la déchiffrer. Claudel écrivait à ce propos, dans Un regard sur l’âme japonaise inclus dans Contacts et circonstances :
« Ainsi, partout où le Japonais tourne ses regards, il se voit entouré de voiles qui ne s’entrouvrent que pour se refermer, de sites silencieux et solennels où mènent de longs détours pareils à ceux d’une initiation, d’ombrages funèbres, d’objets singuliers, comme un vieux tronc d’arbre, une pierre usée par l’eau, pareils à des documents indéchiffrables et sacrés, de perspectives qui ne se découvrent à lui qu’à travers le portique des rochers, la colonnade des arbres. Toute la nature est un temple déjà prêt et disposé pour le culte. »
Tout le Japon se cache dans un haïku tel que celui-ci, de Satomura Shôha, né vers 1524 :
Nicolas Bouvier, cet écrivain voyageur suisse qui nous a laissé de passionnants carnets de voyages, rapporte cet épisode dont il fut témoin en 1970, à Hakata. Au milieu de l’agitation des départs et du bruit des autobus de la gare routière, il nota un limonadier attendant le client, l’oreille collée à un mauvais magnétophone qui déversait le son d’un récitatif nô. La marchande de sorbets voisine le rejoignit pour profiter des grommellements. Imagine-ton en France un marchand de journaux écouter ainsi, au sein de la rumeur, une pièce de Racine ou de Claudel ? Le japon s’efface sans cesse devant ce qui le transcende et les personnes ne s’imposent pas, laissant leur place aux mystères de l’harmonie de la nature et de la beauté ordinaire.
L’attachement du Japon à son empereur, y compris aux périodes, longues de plusieurs siècles où le pouvoir réel reposait entre les mains du shogun, se comprend aussi comme une adhésion à ce que le monde comporte de plus poétique. La quasi invisibilité de l’empereur, même après les changements survenus en 1947, l’enveloppe d’une aura puisqu’il affiche toujours une ascendance divine, après avoir été obligé par les Américains à abandonner sa nature de divinité incarnée. Une royauté ininterrompue qui remonte, selon les textes légendaires, au VII ème siècle avant Jésus Christ. L’empereur occupe le trône du Chrysantème, fleur qui symbolise la lumière et le soleil, donc l’immortalité à cause de sa couleur jaune. Le pouvoir impérial est aussi ténu et éternel que le parfum des fleurs chanté par les poètes depuis des temps immémoriaux.
Un peuple capable, au long des millénaires, malgré les guerres, les bouleversements, les pressions du monde extérieur, de maintenir sa fidélité à son roi, est nécessairement plus à même de résister aux changements inutiles dictés par l’étranger. Il est fort, uni autour de ce symbole qui est son roi et il peut affronter les pires cataclysmes de la nature. L’harmonie japonaise émerge d’ailleurs du mélange des différences entre physique et spirituel au sein de la nature souvent hostile. Voilà pourquoi ils demeurent courageux et énergiques lors des catastrophes qui affectent leurs îles. Non point qu’ils soient impassibles mais parce que la poésie inscrite dans le monde l’emporte sur les malheurs qui peuvent en surgir. Nous somme très éloignés des jérémiades occidentales à la moindre occasion et de l’obsession de trouver des responsables à la moindre épreuve, attitudes qui vident la France de son âme et qui nous transforment en invertébrés incapables de réagir par nous-mêmes.
Le royaume de France n’en est plus à pleurer les parfums que les pinceaux ne peuvent rendre présents. Nous aurions beaucoup à apprendre de nos frères japonais. L’amitié intellectuelle et artistique entre les deux pays n’est pas seulement un japonisme de pacotille mais le signe d’une véritable parenté entre deux peuples que tout semble séparer à première vue. Il existe au Musée Guimet, à Paris, un paravent japonais, un nanban, du XVII ème siècle, œuvre de l’école Kanô, représentant l’arrivée des jésuites portugais au Japon. Une œuvre semblable est exposée dans les galeries du prodigieux Musée national de Tokyo. La découverte de ce nouveau monde, qui était pourtant connu, par les Européens, fut un choc culturel. Le Japon est demeuré jusqu’à ce jour dans son enveloppe diaphane de traditions et de monarchie, tandis que nos pays ont sombré, ensorcelé par les sirènes du progrès et de la liberté. Il serait temps de retrouver un suc vivifiant en cet empire du soleil levant. Laissons le dernier mot au poëte (orthographe qu’il chérit) Claudel, dans ses Cent phrases pour éventails :
« Chut !
Si nousfaisons du bruit
le temps
va recommencer. »
P.Jean-François Thomas s.j.
Saint Louis de France
25 août 2019