Une lecture « légitimiste » de l’affaire Dreyfus
Faut-il encore parler de l’Affaire Dreyfus, après toute l’encre qu’elle fit couler, toutes les polémiques qu’elle suscita et le consensus maintenant bien établi sur ses causes, son déroulement et sa conclusion ? En réalité, si le deuxième et le troisième éléments n’appellent plus guère de nos jours de considérations nouvelles, il en va bien différemment du premier et, plus encore, des leçons que l’on peut en tirer, notamment pour l’histoire du mouvement royaliste.
La plupart des historiens qui ont décortiqué l’Affaire, notamment, pour la période la plus récente, Jean-Denis Bredin, en 1993, et Vincent Duclert, en 2012, se sont calés sur la ligne de plus forte pente, imposée par une vision exclusivement républicaine de notre Histoire. Pour eux, après que l’état-major des armées eut compris qu’il s’était trompé de coupable, il a persévéré dans son erreur, et la droite française avec lui, d’abord parce que Dreyfus était juif, ensuite parce qu’une conception erronée de l’intérêt national imposait de tenir fermement le cap initial. Dès lors, la tricherie et l’injustice devenues patentes, les partis de gauche eurent beau jeu de dénoncer le racisme et le nationalisme imbéciles des milieux conservateurs pour mieux s’ériger en défenseur de la république, tandis que les droites s’enferraient dans une position intenable.
Tout cela est vrai, mais très incomplet et trop raccourci. Car, oui, l’Affaire Dreyfus aurait dû faire tomber la république, mais non en raison de la virulence des antidreyfusards : simplement parce que l’Affaire fut un pur produit de cette même république et qu’elle ne se serait probablement pas produite dans une France monarchique. Ce que les royalistes ne comprirent pas. Alors que leur intérêt, comme celui de la France, consistait à défendre l’innocence de Dreyfus dès qu’elle apparut indiscutable, par un incroyable aveuglement, la plupart – mais non pas tous – firent le choix inverse et discréditèrent ainsi leur cause. Ils perdirent surtout une occasion historique de redonner toute sa légitimité à la Légitimité.
Reprenons les faits, lumineux par eux-mêmes : lorsque, le 26 septembre 1894, le service du contre espionnage au ministère de la guerre reçoit la preuve, par le fameux bordereau récupéré dans la corbeille à papiers de l’attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne, qu’un officier d’état-major communique des informations secrètes à l’ennemi potentiel, le haut commandement militaire est saisi de panique. Encore contestée, la république redoute par dessus tout le reproche de ne pas assumer pleinement la défense nationale. Voilà en effet vingt-trois ans que les troupes françaises demeurent incapables de reprendre l’Alsace et la Moselle, alors que le roi de France remonté sur le trône en aurait fait sa priorité. Faute d’oser affronter les uhlans, l’armée de la république massacre des Tonkinois … Et voilà que son état-major, tout empanaché de rodomontades, n’est pas même capable de garder le secret sur ses recherches stratégiques les plus importantes, en l’occurrence la mise au point du canon de 75. Comment expliquer un tel dysfonctionnement, à un tel niveau, dans un tel contexte ? Situation sidérante mais, curieusement, personne ne se pose la question : on se polarise sur la recherche de l’espion.
Le président du conseil de l’époque, Charles Dupuy, est un gros homme bouffi de politicaillerie, républicain conformiste, finasseur et méandreux, anticlérical et obsédé par l’idée d’éradiquer le christianisme de l’enseignement : un de ces responsables politiques dont Bismarck avait rêvé pour gouverner la France après 1871. Lui et ses semblables, affolés à l’idée d’un scandale qui permettrait à la droite de dénoncer la noire incompétence du gouvernement républicain, veulent un coupable d’urgence. Cela tombe sur ce pauvre Dreyfus. En vérité, le gouvernement et l’état-major auraient préféré un officier catholique, portant un nom à particule et considéré comme monarchiste. Belle occasion alors de tordre le cou aux reliefs du royalisme. Mais l’écriture du bordereau ne correspond à aucun de ceux qui auraient fait un accusé idéal. Va donc pour Dreyfus. Et contrairement à une idée reçue, le fait qu’il soit juif n’intervient nullement en ligne de compte. L’antisémitisme est encore peu répandu dans la France de 1894 ; c’est l’accusation portée contre le capitaine qui va déclencher la vague d’antisémitisme et provoquer, à droite, un ravageur contresens.
L’accusé est condamné le 22 décembre : les nationalistes applaudissent. Il n’y aura donc pas d’Affaire Dreyfus… Jusqu’au 2 mars 1896. Ce jour là, le colonel Georges Picquart, nouveau chef du contre espionnage, découvre, que, sans aucun doute possible, Dreyfus est innocent ; le coupable est un certain commandant Esterházy. Personnage interlope, apatride, joueur et noceur, le gouvernement républicain a commis l’incroyable faute de l’affecter au service du renseignement militaire : une bourde qui dépasse l’entendement et qui traduit le caractère complètement déboussolé d’un régime « sorti de la rue et de la combinazione politique » selon la formule de l’historien Michel Winock, peu susceptible de sympathie monarchiste. Mais, une fois encore, personne ne semble s’en offusquer et Esterházy bénéficie du soutien de l’establishment républicain.
Les royalistes tiennent pourtant là une opportunité tout à fait inespérée de démontrer la nocivité des institutions, aussi irresponsables dans les nominations à des postes ultrasensibles que capables d’organiser une erreur judiciaire à leur seul profit. Et c’est là que la bêtise intervient : au lieu de prendre la tête d’une croisade dreyfusarde, qui aurait concilier justice et défense nationale, les droites continuent de macérer dans leur antisémitisme. Elles pourraient se débarrasser de la république en refondant une véritable union nationale, elles préfèrent se vautrer dans la honte contre l’évidence de leur intérêt.
Imaginons que ce fut Albert de Mun, dernier collaborateur du comte de Chambord, fondateur du catholicisme social et alors plume très en vue, qui publiât « J’accuse ! », à la place d’Émile Zola. La Restauration était faite !
En ce temps là bien peu d’hommes le comprirent. Hervé de Kerohant, directeur de Le Soleil, essaya de montrer que les royalistes devaient soutenir la cause de Dreyfus : son journal y perdit la moitié de son lectorat. Conrad de Witt, un des derniers députés légitimistes, élu du Calvados, tint le même raisonnement : sa voix se perdit dans le brouhaha de la haine
antijuive. D’une lointaine expédition coloniale, Hubert Lyautey écrivit à sa sœur en lui demandant de faire largement connaître sa lettre : « On en arrive à ne plus croire du tout au sérieux de ce qui se passe en France et à ne plus gober ses corps constitués, sa justice, son administration, voire ses conseils de guerre. Une pression de la soi disant opinion, ou plutôt de la rue, de la tourbe, hurle à la mort contre ce juif parce qu’il est juif et qu’aujourd’hui l’antisémitisme tient la corde, tout comme elle hurlait, il y a cent ans, ” les aristocrates à la lanterne ! ” et en 1870, “À Berlin ! “» : ce qui valut à Lyautey d’être quelque temps retardé dans sa carrière. Mais c’est Anatole France qui trouva le mot de la fin : « Un vrai prince aurait évité ce cauchemar à la France. » Parole d’or.
Comment les royalistes ont-ils pu se montrer aussi aveugles ? Tel est le plus grand mystère que nous lègue l’Affaire Dreyfus…
Daniel de Montplaisir