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Techniques révolutionnaires – le déracinement, par Paul de Lacvivier

 

La revolution aime ce qui est « égal » et uniforme, il aimerait que nous soyons tous des chiffres et des robots obéissant à un programme conçu par un petit nombre de mains d’idéologues, que nous soyons « conformes » à ce schéma, même s’il en devient contre-nature et amène notre destruction. C’est le prix à payer pour faire croire que l’homme pourrait être Dieu : et ce genre de folies, se réalisant, détruit par là-même son substrat et « force » à revenir à quelque chose de plus naturelle – mais qui peut être tout aussi révolutionnaire, plus pernicieusement.

 

Une méthode classique de déracinement consiste à détruire dans les communes et les localités tout ce qui pourrait attacher des familles de générations à la terre : on change les noms évidemment, on efface les saints et les lieux-dits. Si on pouvait on ne mettrait que des districts, des chiffres, voire des dénominations purement topographique (Paris-ouest, quartier nord, colline 120 mètres…).

Cela n’est évidemment pas suffisant : le plus important est de détruire les autonomies des communes qui ont une longue histoire, et donc une longue tradition et des coutumes non écrites qu’aucune loi républicaine ne parvient à extirper tant que la commune reste indépendante, et tant que les descendants y vivent.

 

Deux solutions révolutionnaires : l’exode rural – il faut déloger les méchants paysans, forcément réactionnaires, forcément inertes et peu propice au changement – et la destruction des prérogatives locales (et si on ne parvient pas à détruire les communes en les fusionnant, ou en les rattachant à des villes, on les dissout dans des communautés de communes, pour amener à moyen-terme à leur destruction).

Et quand on peut, on parachute aussi ses agents centraux de la révolution aux postes de pouvoir de la commune, le maire en particulier, pour qu’il détruise l’enracinement avec les outils même de son indépendance – perversion totale.

 

Sachez tout de suite qu’en France nous sommes encore bien lotis.

Je croyais naïvement que ce genre de techniques révolutionnaires avaient été peu ou prou inventé et systématisé par la Révolution Française et ses héritiers… en fait, pas du tout.

 

J’ai découvert au Japon une application systématique et ancienne de ces techniques révolutionnaires[1].

Aujourd’hui le constat est effrayant : en 1898 il y avait environ 14 289 communes représentant 91.5% des unités administratives locales (le reste étant les villes). En 2014, tenez vous bien, il en reste…183, représentant 10.7% des unités administratives locales (vous aurez remarquer au passage que le nombre total de collectivités locales a aussi beaucoup baissé).

Tout cela évidemment, pour des raisons d’efficacité économique, etc. L’économie a bon dos : aujourd’hui tout le monde est citadin, même ceux qui vivent dans des villages ruraux, car ils sont rattachés de force à la ville toute proche, et donc sont sous le joug citadin, avec ses règles et ses politiques de la famille, de l’enfance et de l’environnement…

 

Mais cela n’est rien encore : remontons un peu dans le temps. Le chiffre de 1898 est lui-même une division environ par 7 du nombre de communes indépendantes à la veille de la restauration ! Ceux sont les « ku-区 » ou « cho-町 » d’aujourd’hui, et les associations de quartier (自治体) en train de perdre tout pouvoir coutumier, mais qui étaient les anciennes unités historiques pendant l’ère Edo, de petits villages avec un chef et qui étaient responsables et imposables ensemble.

 

Tout cela a été cassé au moment de la restauration, bien révolutionnaire décidemment, pour se débarrasser de ce fouillis de coutumes et de lois particulières gênant la centralisation, et pour soumettre les localités au pouvoir central : car très vite, les maires de ces « communautés de communes » à la japonaise sont des fonctionnaires d’état et plus des gens du cru, dès la décennie 1880.

 

Pire encore : remontont à l’époque d’Hideyoshi, celle qui a persécuté les chrétiens, à la fin du XVIe siècle. Ce tyran d’Hideyoshi, pour asseoir son pouvoir et un état de type centralisé et jacobin, qui sera bien repris par les Tokugawa ensuite, a la même logique ! Il ordonne d’abord le cadastre général pour s’assurer de l’impôt, et casse systématiquement les seigneuries historiques, en prétextant du droit impérial pour virer les seigneurs féodaux et nommer un nouveau seigneur à sa botte, ou remembrer certaines seigneuries. Mais mieux : il a supprimé le lien charnel entre seigneur et seigneurie, en faisant en sorte que les nouveaux seigneurs soient plus fonctionnaires qu’autre chose, recevant un salaire via l’impôt sur leur seigneurie et un vague droit de justice, mais toujours sujet à la nomination ou au remerciement du tyran…Ce projet révolutionnaire a reculé ensuite pendant l’ère Edo avec une certaine reféodalisation que favorise une longue paix et une succession qui redevient héréditaire, mais le schéma est resté le même, rendant facile toute nouvelle révolution. Avec en plus le fichage de toute la population forcée d’appartenir à une secte bouddhique – cela afin de s’assurer de l’extermination totale des chrétiens.

Ainsi la terreur et le déracinement rendent les gens dociles, plus facilement malléables pour susciter une obéissance aveugle et conforme aux plans des dirigeants – que ces plans soient nationalistes, centralisateurs ou globalistes selon les époques.

 

Aujourd’hui, je vis dans une cité qui s’appelle « Ouest-Tokyo », dans le quartier No. 5 « du promontoire ». Cette cité est issue de la fusion en 2001 entre les deux anciennes communes issues de la restauration : « sans rizière » (car il n’y avait que des champs), et le « bocage » (presque marécageux, traduction libre), nom historique d’un autre village depuis 3 siècles au moins. Cent ans étaient déjà trop certainement, et des habitudes se prenaient : on rechamboule tout donc.

 

L’idée très révolutionnaire et impériale (et pas du tout neuve donc) est de faire des communautés locales non pas des corps constitués et incarnés aux privilèges multiples, une petite société la plus parfaite possible possédant tout ce qu’elle peut comme prérogatives via le principe de subsidiarité afin qu’elle serve mieux le bien commun, mais bien des unités administratives centralisées et relais du pouvoir central, pour mieux contrôler la population, s’assurer de la lever de l’impôt et relayer les politiques idéologiques du centre.

Or cela est contre-nature, car dès que l’hérédité s’installe et le temps passe, les familles se reconstituent, les coutumes aussi, et les habitudes locales aussi : alors il faut casser régulièrement et souvent. L’individualisme chronique et la parcellisation des patrimoines que nous connaissons aujourd’hui facilitent tout ce processus.

Le côté « traditionnel » du Japon vient de sa condition géographique et de la topologie montagneuse qui favorise l’indépendance de fait des communautés locales, mais toujours niée de droit dans l’histoire du Japon, malgré des exceptions notables de fait via la féodalité.

 

Alors ne croyons pas que ces techniques révolutionnaires sont nouvelles : elles sont ô combien anciennes et usées largement par tous les empires païens.

Elles nous montrent même une perversité plus grande dans un monde sans chrétiens : plutôt que de violenter, ce qui est nécessaire en terre chrétienne avec des paroisses incarnées depuis 1500 ans au moins et qui ne disparaissent pas sans la violence (qui suscitent une réaction donc, notre contre-révolution), il vaut mieux, en terre païenne et apostate, être un peu plus naturel et laisser un peu plus respirer, pour mieux s’assurer de l’obéissance aveugle de tout un chacun et éviter toute résistance (n’est-ce pas le modernisme par excellence, qui ramollit tout?).

 

Pour Dieu, pour le Roi, pour la France

Paul de Lacvivier

 

Institut du Lys et du Chrysanthème

[1] Grâce en particulier à deux livres d’universitaires : Kunihiko Mizumoto, Le Village (村), Iwanami Shoten, Tokyo, 2020, qui présente la vie des villages sous l’ère Edo, et Takeru Arakida, Histoire moderne du village au Japon (村の日本近代史), Chikuma Shinsho, Tokyo, 2020, qui est une histoire du droit administratif depuis la fin du XVIe siècle et concernant le village en tant qu’unité administrative.

Une réflexion sur “Techniques révolutionnaires – le déracinement, par Paul de Lacvivier

  • Pierre de Meuse

    Les observations que vous faites sont justes, mais il faut à mon sens attribuer cet asservissement que vous dénoncez, plutôt qu’à la “révolution” ou au “paganisme”, à la rationalité étatique et à sa logique qui sont de tous les temps. Par exemple sous l’Antiquité, à Athènes, les circonscriptions administratives, les dèmes, sont établies à partir de réalités familiales et tribales, puis à partir du V° siècle, elles sont remodelées arbitrairement en fonction des besoins de l’État. Sauf à considérer, comme Bonald s’y oublie quelquefois, que les libertés féodales n’ont cessé de péricliter “depuis les mérovingiens”, il faut plutôt admettre qu’il existe une forme particulière de civisme, qui consiste à résister aux empiètements de l’État tout en admettant sa légitimité, civisme qui est propre aux vieilles sociétés structurées, comme l’Ancien Régime, Sans pour autant oublier leur fragilité.

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