Sur les traces de saint Ignace de Loyola (5), par le Père Jean-François Thomas (sj)
V. Le temps de la fondation (1539-1547)
Le premier groupe des compagnons à Rome ne comprenait que dix membres, et pourtant, il pèse déjà auprès du pape Paul III qui, le 3 septembre 1539, approuvera la première formule de l’institut naissant, après délibération de ces « jésuites » pour intégrer dans leur engagement un vœu d’obéissance au Souverain Pontife pour les missions. Mais cette bulle pontificale rencontre bien des oppositions, certains cardinaux, dont les puissants Ghinucci et Guidiccioni, n’étant pas favorables à la création d’un nouvel ordre religieux. L’Europe est en pleine effervescence protestante, et bientôt anglicane et l’Église est en grave danger. Finalement, la Bulle Regimini militantis Ecclesiæ est promulguée le 27 septembre 1540, fondant ainsi la Compagnie de Jésus. Autorisation est donnée pour la rédaction de Constitutions, ce à quoi va s’atteler saint Ignace. Il faut également élire un préposé général. Les compagnons étant déjà dispersés dans toute l’Europe, ceux qui sont absents laissent leur consigne de vote. Dès cette époque, Jean III du Portugal souhaite envoyer des jésuites en Inde Orientale. Saint Ignace choisit Rodriguez et Bobadilla, mais ce dernier étant tombé malade ne put s’embarquer et fut remplacé par saint François-Xavier : ce que certains nomment hasard est plutôt la divine Providence qui guide Xavier vers ces missions lointaines et périlleuses dont il deviendra le héraut. Jean III veut garder les deux compagnons et il faut l’intervention de Paul III pour que au moins l’un des deux parte. Pendant ce temps, saint Ignace, aidé de Coudure, rédige les premières Constitutions : le généralat à vie, les règles d’admission, de formation, de renvoi, la fondation de collèges, la distinction, parmi les Jésuites des docti et des indocti etc .
Le 8 avril 1541, Ignace est élu Préposé Général à l’unanimité, mais il demande un nouveau vote précédé de trois jours de prière, et il est confirmé le 13 avril. Il n’accepte cette charge qu’après une courte retraite et le feu vert de son confesseur, le 19 avril. Les six compagnons présents à Rome font alors le pèlerinage des sept églises de Rome et prononcent leur profession à Saint-Paul-hors-les-Murs où le premier Général célèbre la sainte messe le 22 avril. Deux mois plus tard, Paul III, par une bulle, remet l’église Santa Maria della Strada à la jeune Compagnie : elle deviendra la somptueuse église du Gesù, premier exemple d’un nouveau style architectural dans la mouvance du concile de Trente sur le point de s’ouvrir. Saint Ignace rédige un texte pour la fondation des collèges. Le 7 avril, François-Xavier part pour les Indes : il ne reviendra jamais en Europe. Saint Ignace insiste beaucoup sur le catéchisme donné aux enfants, inscrit comme tel dans les Constitutions comme activité apostolique de tout jésuite, de même que le souci des pauvres et des malades. Lui-même enseignera ainsi les enfants durant quarante jours de l’été 1541 et s’inscrira à la Confrérie de l’Hospice du Santo Spirito. Les compagnons Paschase Broët et Salmeron deviennent Nonces en Écosse. Un petit groupe se forme aussi à Paris.
Alors qu’Henry VIII se proclame roi d’Irlande et fait décapiter la reine Catherine Howard, Marie Stuart devient reine d’Écosse et François Ier doit de nouveau affronter Charles Quint allié aux Anglais. Les Portugais entrent au Japon qui est dans sa prise de pouvoir par les « Daimyos » et dans l’apparition de la caste guerrière des « Samourais », époque où le confucianisme se répand et devient la religion majoritaire et officielle. En 1542, Ignace obtient une autorisation pontificale pour accueillir les Juifs convertis dans la Compagnie, car, ils sont nombreux, notamment en Espagne. Les premières jalousies contre les Jésuites, – ce qui deviendra une « tradition » constante conduisant à la suppression de l’Ordre à la fin du XVIIIe siècle -, proviennent du Portugal alors que se fonde le collège de Coïmbre et que le P. Antoine Criminalis est le premier martyr de la Compagnie aux Indes. Saint Pierre Favre, à Mayence, est préparé déjà pour participer au concile de Trente. L’année 1543 est celle de la révolution copernicienne puisque ce savant publie De revolutionnibus orbium cœlestium qui expose sa théorie mathématique de l’héliocentrisme. Les Jésuites seront rapidement très présents dans tous les domaines scientifiques, ce qui aidera notamment leurs missions en Chine. Saint Ignace continue de peaufiner les Constitutions. Le pape lui permet d’ouvrir une maison romaine pour les pécheresses converties et une autre pour les Juifs catéchumènes. En Asie, des Jésuites s’installent à Goa, – où repose jusqu’à aujourd’hui le corps de saint François-Xavier. Ce dernier se heurte aux Brahmanes. Il fait sa profession à Goa : il en portera le texte dans une petite boîte autour de son cou avec une relique de saint Thomas, premier apôtre des Indes et le nom d’Ignace. L’année 1543 voit la naissance de la forte amitié entre saint Ignace et le prieur chartreux de Cologne, Gherard Kalkbrenner von Hammont, origine de cette mystérieuse communication des « biens spirituels » de l’Ordre de saint Bruno à la Compagnie de Jésus. Saint Pierre Canisius entre dans la Compagnie.
La guerre entre François Ier et Charles Quint se poursuit avec rage, au désavantage de la France. Saint Ignace, dans son Journal Spirituel, parle, en 1544, de son souci des Missions. Il ajoute aux Constitutions le refus des dignités ecclésiastiques par les Jésuites, clause qui, très rapidement, ne sera guère respectée en ce qui regarde l’épiscopat et le cardinalat… par obéissance au pape ! Saint François-Xavier se trouve toujours en Inde qu’il sillonne. Les presque vingt ans qui vont suivre sont ceux du très lent concile de Trente, tandis que Luther publie son Contre la Papauté. Par un Bref, Paul III accorde aux Jésuites des facultés très larges pour l’administration de tous les sacrements et pour la prédication. Laynez et Salmeron participent à l’ouverture du concile en décembre 1545. La crise portugaise augmente avec des rumeurs et des dénonciations à l’encontre des Jésuites, tandis que Pierre Favre part pour la Castille où les ennemis ne tarderont pas à montrer le bout de leur nez. Les vocations sont nombreuses dans ces deux pays. Saint François Borgia est encore duc de Gandie où il appelle les Jésuites pour fonder un collège. Luther meurt le 18 février 1546 laissant derrière lui une Europe religieuse à feu et à sang. Les Jésuites présents à Trente, reçoivent de saint Ignace des consignes très strictes sur la façon publique et privée avec laquelle ils doivent se comporter. Le 25 octobre, la première « province » jésuite est créée au Portugal avec Rodriguez comme provincial, quelques jours après l’entrée au noviciat de François de Borgia, devenu veuf. Après une mauvaise expérience, saint Ignace décide de ne pas accepter la création d’une branche féminine de l’Ordre. Saint François Xavier se démène sans compter aux Indes, faisant face à des obstacles terribles. Il réclame l’envoi d’hommes solides physiquement, spirituellement et avec une foi à toute épreuve. Jean III développe le projet de mission en Éthiopie dont le premier patriarche sera jésuite. Bobadilla est dans la tourmente germanique avec l’armée impériale et papale tandis que des évêques embrassent l’hérésie protestante
Henry VIII et François Ier meurent en 1547 alors que le premier Tsar, Ivan le Terrible, règne en Russie. Le concile se transfère de Trente à Bologne par crainte de la peste. Jay et Canisius se joignent aux deux premiers Jésuites présents. À Rome, Michel-Ange prend en charge les travaux de la nouvelle basilique Saint-Pierre. Le concile s’essouffle et ne reprendra qu’avec Jules III en 1550. Les Somasques et les Théatins approchent saint Ignace pour lui demander leur fusion avec la Compagnie, mais ce dernier refuse « modestement ». Face aux tensions portugaises, il écrit une fameuse lettre aux Jésuites de Coïmbre, essentiellement sur l’obéissance, caractéristique de ce nouvel Ordre. Une autre lettre sur le même thème suivra à l’adresse des Jésuites de Gandie et de Valence. Paul III accepte aussi que la Compagnie n’accepte aucune femme en ses rangs, ce qui soulage saint Ignace. Le 11 juin, le lien entre la spiritualité cartusienne et celle du nouvel Institut se renforce encore lorsque saint Ignace confie les « biens spirituels » de son Ordre à la Chartreuse. En mars, saint Ignace a nommé Polanco secrétaire de la Compagnie, homme qui jouera un très grand rôle dans l’élaboration des textes de l’Ordre. Il accueille Canisius à Rome qui effectue son noviciat sous son aile. À Malaca, où il est appelé Pater sanctus, François Xavier entend parler des îles du Japon, récemment découvertes. La menace turque sur Vienne est de plus en plus inquiétante, aussi Bobadilla se dépense-t-il pour alerter sur les dangers, au sein d’un empire déchiré.
Le pèlerin Inigo est donc installé à Rome, à jamais, totalement pris par le gouvernement de cet Ordre foisonnant, présent partout, en lien avec tous les grands du moment. Étonnante floraison en ces décennies bouleversées, violentes, tandis que vont bientôt s’ouvrir des mondes nouveaux sous les pas de ces missionnaires hors du commun.
P. Jean-François Thomas s.j.
6 novembre 2022
Toussaint de la Compagnie de Jésus
XXIIe dimanche après la Pentecôte