Histoire

Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV – 2

Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi. Les liens des communications en bas de page.

Les précédents textes de la conférence « Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV » sont disponibles ici :

Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV – 1

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Centre d’études historiques

Cycle « 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV. »

Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)

Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’études historiques, 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p. 189-214.

 

Pauvreté et Église à l’aube du siècle de Louis XIV – 2

Par le père Jean-Yves Ducourneau

prêtre de la Mission de Saint-Vincent de Paul,

Aumônier militaire

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2. L’enfermement des pauvres

Jusqu’à présent, au nom du Christ, on parle d’accueil des pauvres dans des lieux tenus par des communautés religieuses telles les Sœurs Grises d’Amiens, pour ne citer qu’elles. Cependant, on voit, ça et là, un contrôle urbain et laïc des pauvres faire son chemin. Des hôpitaux « spécialisés » les recensent et leur viennent en aide selon leurs situations ou maladies particulières. Les œuvres d’assistance sont ouvertes sous la responsabilité des échevins chargés des municipalités. Des crèches sont créées pour l’accueil des enfants abandonnés. Aussi, petit à petit, on commence à faire une distinction entre soutien matériel, à la charge de l’administration, et soutien spirituel, à la charge de l’Église. En France, c’est François Ier qui, le premier, a déclaré que les établissements qui accueillent, hébergent, soignent et nourrissent les pauvres, relèvent davantage de sa compétence que de celle de l’Église.

La réplique de l’Église ne se fait pas attendre. Le clergé ne veut pas se laisser déposséder de « ses » œuvres de charité. Le Concile de Trente rappelle que l’évêque est le garant de la charité exercée par l’Église et qu’à ce titre, il a autorité sur les hospices et autres hôtels-Dieu. Les Conciles locaux confirmeront cette mainmise, tout en proposant, déjà, un certain enfermement des pauvres1. Le Royaume laissera faire jusqu’à la Révolution Française. L’Église de France se verra confirmée dans son rôle de mère de la Charité.

Durant le XVIIe siècle, époque glorieuse du bon roi Henri IV, celle de son fils Louis XIII le Juste, et de son petit-fils Louis XIV le grand, la France rayonne de sa culture et de son prestige, mais, hélas, le soleil se voile lorsque l’on évoque la pauvreté, la misère, les conséquences des guerres de princes, les impôts sur les paysans, la famine des campagnes ou encore la mortalité infantile et celle des pauvres laboureurs.

Suite à l’observation faite en Europe, le Cardinal de Richelieu, envisage d’étudier la possibilité d’un enfermement des pauvres, car leur nombre devient considérable. Richelieu regarde notamment à Rome où le pape Pie V, le siècle d’avant, regroupa les pauvres pour les nourrir. Grégoire XIII, quant à lui, rassembla les malades de la Ville Éternelle en un seul lieu. Sixte Quint, en 1587, fit construire un abri pouvant accueillir jusqu’à deux mille indigents. Enfin son successeur Innocent XII créa un hôpital dans lequel les pauvres sont astreints au travail. En 1625, le Cardinal-Ministre écrit : « Pour ce que plusieurs vagabonds et fainéants, au lieu de s’occuper comme ils peuvent et doivent gagner leur vie, s’adonnent à la quête et à la mendicité, ôtant le pain aux pauvres nécessiteux et invalides auxquels il est dû, incommodent les habitants des villes et privent le public du service qu’ils pourront recevoir de leur travail, nous voulons qu’en toutes les villes de notre royaume soit établi ordre et règlement pour les pauvres, tel que non seulement tous ceux de ladite ville, mais aussi des lieux circonvoisins, y soient enfermés et nourris, et les valides employés en œuvres publiques. »2 L’hôpital général prenait naissance en idée. En 1656, il deviendra réalité.

Déjà, à Lyon et Rouen, on pratique cette politique. Orléans, Marseille et Angoulême suivent ensuite, avant Paris. Lyon devient le modèle à suivre. Dès 1614, la Capitale des Gaules s’est vu dotée d’un premier lieu de regroupement des pauvres. L’hospice créé ressemble plus à une prison qu’à un lieu d’accueil. Les pauvres et autres errants de la terre y sont parqués, séparés de la société, sans pouvoir en sortir, ou si peu. Le caractère angoissant de la mendicité faisant peur, l’enfermement quasi strict des pauvres devient la solution « miracle ». On tient là l’idée selon laquelle, on va pouvoir lutter efficacement contre la mendicité en faisant travailler les pauvres. En outre, et au vu des diverses maladies traînant dans les rues, avoir les pauvres sous la main permet de lutter contre les contagions inhérentes. Ainsi, se mettent en place dans tous le royaume de France, ceux que l’on appelle les « chasse-gueux », chargés de ramasser, le mot est volontaire, les pauvres dans les rues et les forcer à entrer dans les divers hospices.

Enfin, pense-t-on, enfermer les pauvres permet aussi de leur donner une éducation chrétienne. En effet, il est de notoriété publique de dire que les mendiants vivent comme des païens, voire comme des libertins, loin des sacrements de l’Église. L’Église de cette époque, en général, n’accorde plus de valeur spirituelle à la mendicité. Le pauvre n’est plus vu, ou si peu, comme « un pauvre du Christ » mais comme un pécheur qu’il faut sauver de la damnation. Cette théologie de la damnation sera bien présente dans les sermons de l’époque, notamment dans les campagnes. Des aumôniers sont donc nommés, qui prêchent tant bien que mal le salut aux indigents « prisonniers ».

Quelques éminents prélats se réjouissent de cette opportunité de les évangéliser. L’évêque d’Angers est un de ceux-là : « L’Église a beau avertir que ce que souffrent les Pauvres, Jésus-Christ le souffre en eux comme en ses membres… Mais la Charité ingénieuse à les secourir a trouvé un remède à ce mal par l’établissement des hôpitaux généraux, qui, présentant aux misérables un asile contre la pauvreté, leur y fournissent en même temps ce qui leur est nécessaire pour les besoins du corps et de l’âme… C’est encore le meilleur moyen de les retirer de l’oisiveté qui est la source de toutes sortes de vices, et de leur procurer leur salut par l’état où on les met d’apprendre à servir Dieu et de mener une vie vraiment chrétienne. C’est pour cette raison que nous ne pouvons assez remercier la divine miséricorde de la consolation qu’il lui plaît de nous donner en voyant un hôpital général établi dans la ville de notre résidence… On est aussi bien raisonnable que l’Église ayant attaché comme elle a fait à notre sacré caractère la qualité de Père des Pauvres3, nous contribuions de notre part ce qui peut dépendre de nous pour la perfection de ce saint ouvrage si agréable à Dieu et si utile au public. »4

Suivant ce mouvement, la Compagnie du Saint Sacrement, association de pieux laïcs très dévots, soutenu par la Monarchie, insiste, elle aussi, pour que soient liés secours matériel et secours spirituel. Vincent de Paul, opposé à l’enfermement des pauvres pour des raisons éthiques et théologiques, reprendra à son compte cette union des deux secours ; nous le verrons plus loin.

Bien sûr, cette politique a un coût. Malgré la volonté de Louis XIII, puis de Louis XIV, de créer des structures d’enfermement des pauvres, les faits sont là. Peu d’établissements voient le jour, ou du moins, pas suffisamment aux yeux des monarques. Il faut dire que leur existence est basée sur les dons ou autres initiatives locales. Cela n’empêche nullement Louis XIV d’ordonner, en 1672, que dans toutes les villes et gros bourgs, soit créé un centre d’enfermement pour former les pauvres à la piété et à la religion chrétienne, ainsi qu’aux métiers dont ils sont capables.

Pourtant, il existe de farouches opposants à cette vogue de l’enfermement.

En premier lieu, on constate un échec d’une telle politique. On critique les hôpitaux qui n’ont pas réussi à éradiquer la mendicité, par manque de moyens financiers pour nourrir et soutenir les pauvres. Le vagabondage, pourtant interdit par des ordonnances royales et considéré comme un délit5, continue, malgré les efforts pour le faire disparaître. Il faut dire que la maréchaussée, chargée de faire respecter les édits royaux, n’a pas l’efficacité requise pour une telle mission. Parfois même, on voit des passants défendre les pauvres et empêcher que ceux-ci soient arrêtés. De plus, le fait de vouloir enfermer les pauvres, ne résout pas le problème social ou économique de la pauvreté. Le problème moral, quant à lui, demeure toujours. L’Église, elle-même, par l’intermédiaire de quelques-uns de ses fidèles, se souvient que la mendicité et l’aumône revêtent toujours un caractère spirituel indéniable. Le pauvre est toujours l’image de Jésus-Christ et en terre de Chrétienté, il n’y a pas que des mauvais pauvres !

En second lieu, des réticences se lèvent de la part de certains grands notables de l’Église sur l’éthique même d’un tel enfermement. Ils prennent position ouvertement. Le père Yves de Paris, prédicateur Capucin, est l’un d’entre eux. Ayant choisi, au nom du Christ pauvre, la pauvreté évangélique comme mode de vie, il connaît la valeur spirituelle de l’aumône faite en faveur du pauvre. Il dénonce la privation du seul bien qui reste au pauvre : sa liberté. Il écrit sa rage : « Les bêtes qui meurent, étant enfermées, montrent que la liberté leur est bien plus chère que la vie et les hommes en sont si passionnés que souvent ils se sont coupés les pieds et les mains pour échapper aux chaînes… Les riches auront réduit les pauvres à l’extrémité par leur avarice et puis ils en feront des captifs pour n’en être point incommodés… Les enfermer quand on les surprend pour l’aumône, c’est prétendre à l’impossible de les nourrir tous ; c’est les entasser avec des incommodités incroyables qui avanceront leur mort. »6

Yves de Paris trouve un écho favorable auprès d’un humble prêtre des Landes de Gascogne monté à la capitale. Vincent de Paul, qui a fondé sa « petite compagnie » de prêtres et frères en 1625, et qui prêchera aussi, à sa manière, une quête de la pauvreté évangélique, refuse de prendre la direction de l’hôpital général de Paris qu’on veut lui confier. Il interdit, en outre, à ses prêtres de s’associer à une telle œuvre, prétextant ne pas savoir si Dieu le veut. On n’enjambe pas la Providence, dira-t-il un jour. Le « père des pauvres » inscrira son action charitable, non pas en enfermant les pauvres, mais, au contraire, en allant les voir et les soulager chez eux, ou là où ils se trouvent.

1 Comme par exemple, le Concile de Bordeaux, en 1583, qui recommandait d’interdire la mendicité et d’enfermer les mendiants pour les employer à un travail utile.

2 Richelieu, Lettres, instructions diplomatiques et papiers d’État, 8 vol. éd. De 1853-1877, tome 2, p. 180-181.

3 Titre donné depuis les Pères de l’Église aux Évêques : Pater Pauperum.

4 Mgr Henry Arnaud, évêque d’Anger, 1679, Archives diocésaines d’Angers, cité par Paul Christophe in Les pauvres et la pauvreté, tome 2, Desclée, p.44-45.

5 L’ordonnance de 1666 précise le délit de vagabondage : « Seront déclarés gens sans aveu (vagabonds), ceux qui n’auront aucune profession ni aucun métier, ni aucun bien pour subsister ; qui ne pourront faire certifier de leurs bonne vie et mœurs par personnes de probité, connues et dignes de foi, et qui soient de condition honnête. » Cité par Jean-Pierre Gutton, op. cit. p. 136.

6 Yves de Paris, Les œuvres de miséricorde, 1661, Ch. XI, cité par Paul Christophe, op. cit. p.46.

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Communications précédentes :

Préface : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/ histoire /2653-ceh-xviiie-session-preface-de-monseigneur-le-duc-d-anjou

Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos

La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (2/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2664-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2684-ceh-la-rupture-de-1661-3-4

De Colbert au patriotisme économique (1/3)

De Colbert au patriotisme économique (2/3)

De Colbert au patriotisme économique (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2693-ceh-de-colbert-au-patriotisme-economique-3-3

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (1/3)

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (2/3)

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (3/3): https://www.vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/ceh-1661-transfert-de-la-cour-des-aides-de-cahors-a-montauban-3-3/

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