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Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche La révélation d’un couple – 3

Les actes des communications des sessions du centre d’études historiques paraissent une fois par semaine, chaque samedi. Les liens des communications en bas de page.

Centre d’Etudes Historiques

1661, la prise de pouvoir par Louis XIV.

Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques (7 au 10 juillet 2011)

Collectif, Actes de la XVIIIe session du Centre d’Études Historiques, 1661, la prise de pouvoir par Louis XIV, CEH, Neuves-Maisons, 2012, p.189-214.

Par Joëlle Chevé

Historienne et journaliste

« Elle ne haïssait pas ce métier »…

 

Les mariages dynastiques n’ont pas pour but de favoriser, selon le vocable contemporain, l’épanouissement sexuel des époux. L’essentiel est qu’ils soient aptes à la reproduction. Le plaisir charnel vient en plus, si affinités… S’agissant de Marie-Thérèse, il ne faudrait pas, en raison des multiples caricatures qui lui collent à la peau, imaginer une jeune femme pudibonde et rétive au devoir conjugal Elle est née dans le pays de tous les interdits, ce qui ne signifie pas de toutes les frustrations. L’Église de la Contre Réforme ne condamne pas la jouissance sexuelle – dans le mariage s’entend – à condition que le coït soit entièrement voué à la fécondation, et le discours médical va dans le même sens, affirmant que le plaisir partagé favorise la conception d’enfants mieux conformés ! Leur première nuit a été heureuse, et la jeune reine, très éprise de son beau mari, a pris goût – en tout dévotion – à leurs jeux nocturnes. La Palatine témoigne de son ardeur amoureuse après plus de dix ans de mariage : « Elle était bien aise que le roi couchât avec elle car, en bonne Espagnole[1], elle ne haïssait pas ce métier. Elle était si gaie lorsque cela était arrivé, qu’on le voyait tout de suite. Elle aimait qu’on la plaisantât là-dessus : elle riait, clignait des yeux et frottait ses petites mains. »[2] Un étalage surprenant, au regard de nos conceptions de l’intimité conjugale ! La plupart des auteurs ont vu dans ces lignes une mièvrerie impudique et une infantilité indignes d’une reine du Grand Siècle. C’est oublier qu’à la cour de Louis XIV, les fonctions physiologiques les plus triviales sont évoquées, dans les conversations quotidiennes, sans aucune réserve et dans les termes les plus crus. Quant à l’intimité d’une reine de France, contemplée dès son lever dans le plus simple appareil par les princesses chargées de lui passer sa chemise et de l’assister dans toutes ses fonctions naturelles et les soins de son corps, elle est inexistante. Pour le reste, l’annonce matinale que son mari l’a honorée, est pour la reine un devoir d’information sur une affaire intéressant l’avenir de la Couronne. Elle le fait à sa manière, joyeuse et spontanée, si révélatrice de son besoin d’être aimée et de montrer aux autres qu’elle est aimée. La Palatine en fait le constat sans cruauté, car elle est très attachée à Marie-Thérèse, mais les courtisans rient sous cape parce qu’ils la savent quotidiennement trompée, ce qu’elle aussi sait parfaitement… Selon les propos d’un médecin de l’entourage de la Palatine, la mauvaise santé de leurs enfants était due au fait que le roi ne donnait à la reine que « la rinçure de ses verres »[3]. La formule est brutale et dit bien ce qu’elle a enduré pendant plus de vingt ans. Pour autant, elle l’attend tous les soirs, et Louis XIV, alors même qu’elle ne peut plus concevoir d’enfants, à partir de la fin des années 70, continue de l’honorer.

 

Alors, certes, Marie-Thérèse est une épouse trompée – pas plus d’ailleurs que sa mère, Isabelle ou sa grand-mère Marie de Médicis – mais pas à un seul moment Louis XIV ne l’a mise en concurrence avec ses maîtresses, comme a pu le faire Henri IV en promettant le mariage à Gabrielle d’Estrée et à Henriette d’Entragues. De ce point de vue, et même si concrètement, dans l’espace et dans le temps, il ne peut éviter les collusions entre « ses femmes », le cloisonnement de ses sentiments est total. Ce roi, foncièrement adultère, ne se conçoit pas sans une épouse légitime qui occupe une place incomparable dans sa vie et qui seule peut l’occuper. Dans ses Mémoires, il lui rend un hommage inhabituel sous la plume d’un roi de France : « Je puis dire qu’elle méritait le soin que j’en avais, et que le Ciel n’a peut-être jamais assemblé dans une seule femme plus de vertu, plus de beauté, plus de naissance, plus de tendresse pour ses enfants, plus d’amour et de respect pour son mari. »[4] Ces lignes sont écrites en 1666, à l’intention du dauphin, auquel il ne peut cacher grand-chose de sa vie familiale. « La considération infinie » qu’il témoigne à son épouse est le gage de son respect pour elle, en tant que souveraine partageant avec lui et parce qu’il le veut – aucun texte ne définit alors les fonctions d’une reine de France-, la condition unique de la charge royale. Elle seule pouvait lui donner des enfants dignes de lui succéder et quoi qu’on l’ait dit, et particulièrement Saint-Simon, de sa volonté de permettre à ses bâtards d’accéder au trône, il n’y a pensé que tardivement, au terrible spectacle de la disparition, à partir de 1711, de tous ses descendants, à l’exception du futur Louis XV. Dans cette conjoncture, et comme il est d’usage en droit nobiliaire français affirmant le principe de la transmission du sang noble par les mâles, la prééminence royale de sa semence l’a emporté sur tout autre considération.

 

Marie-Thérèse aurait sans doute partagé cette décision, elle dont le père, Philippe IV, a semé plus de bâtards que Louis XIV et en a reconnu huit. En revanche, ce qu’elle ne peut admettre – au-delà de sa souffrance de femme amoureuse – est qu’il puisse aimer « en-dessous de lui ». L’amour est indissociable pour elle de la naissance et ne peut naître qu’entre partenaires de même rang sinon de même sang. C’est ainsi qu’elle s’oppose farouchement au mariage de la Grande Mademoiselle avec Lauzun, capitaine des gardes du corps du roi. Après une violente scène de ménage, elle pleure toute la nuit mais ne cède pas d’un pouce et réussit à convaincre Louis XIV du bien fondé de ses arguments : « Elle répartit à Sa Majesté qu’elle était étonnée qu’il blâmât sa conduite en cette rencontre au lieu qu’elle s’attendait qu’il la dût louer comme faisait tout le royaume ; qu’elle n’avait pas d’autre objet en ce monde que Dieu, sa personne et celle de ses enfants, mais qu’elle avait bien mis mal son temps jusqu’à présent ; qu’elle connaissait si bien qu’il était prévenu de haine contre elle et qu’il n’avait jamais rien trouvé à propos de ce qu’elle faisait, bien qu’elle eût pour lui des complaisances contre sa conscience et contre sa réputation ; que tous ces mauvais traitements ne l’éloigneraient jamais de son devoir, qu’il serait toujours le seul objet de son amour et ses enfants ; qu’il est vrai que elle voyait qu’ils eussent un jours des pensées égales à celles de M. de Montausier[5] lui avait voulu persuader, qu’elle les poignarderait dès cette heure. Enfin on assure qu’elle lui parla avec tant de sens, d’amitié et de force qu’il en fut dans l’admiration et qu’il en eut de la tendresse. »[6] Le message qu’elle adresse à son époux en cette occasion dépasse largement la controverse sur le mariage de Mademoiselle. C’est la nature même de leurs relations conjugales, l’un ne faisant que prendre quand l’autre donne tout, qu’elle lui lance au visage. Elle lui rappelle leur appartenance commune à la « société des princes », aux usages et aux devoir qu’elle commande, et dont un duc de Montauzier ne peut en aucun cas régler le cours. Elle lui intime de respecter en elle et en ses enfants, le sang mêlé des Habsbourgs et des Bourbons, qui n’est pas seulement l’alliance de deux races illustres mais la volonté de leurs ancêtres de les unir en vue d’intérêts dynastiques, politiques et religieux qui dépassent leur simple personne. La raison d’État passe en ce jour par la bouche de Marie-Thérèse et Louis XIV s’y soumet. D’autant que la cour et tout Paris soutiennent la reine et que celle-ci lui a prédit, ce qu’il redoute particulièrement, le scandale que provoquerait dans toute l’Europe le mariage de sa cousine avec un simple gentilhomme alors qu’elle a éconduit, avec son accord, les princes les plus illustres !

 

Veiller à la gloire du roi fait partie de la mission qu’elle se reconnaît en tant que reine, comme celle de veiller aux bonnes moeurs de la cour et paraître au premier rang de toutes les fêtes, cérémonies et autres divertissements. Rien n’est plus faux que l’image d’une femme triste et boudant les distractions et l’on est surpris, à lire son emploi du temps dans la Gazette de France, que la postérité ait pu la soupçonner de rêver du couvent. Loin d’elle cette idée et la volonté, au contraire, selon le message de Saint François de Sales, d’atteindre la perfection là où sa naissance l’a placée. Les membres de la famille royale et nombres d’ambassadeurs ont témoigné du plaisir et de la professionnalité avec lesquels Marie-Thérèse menait à la cour, de son assiduité au jeu et de son goût au théâtre. « …elle avait de la grandeur, écrit la Palatine, et savait bien tenir une cour », et d’ajouter : « Autrefois lorsque je suis venue à la cour, ce pays-ci était en effet charmant et agréable. Mais depuis la mort de la reine tout y avait bien changé en tout et il n’y avait plus de comparaison à faire à ce qui est à présent. »[7] Peu importe qu’elle n’ait pas laissé un souvenir d’une reine brillante, spirituelle – elle l’était pourtant, affirme Mademoiselle, mais il lui manquait d’être à la mode ! – et qu’elle n’ait pas joué le rôle de meneuse de revue dans lequel nos contemporains croient reconnaître la vocation d’une reine. Louis XIV n’aurait pas accepté une épouse trop démonstrative, indépendante ou piquante, qui aurait pu lui porter ombrage – cela était bon pour ses maîtresses avec lesquelles il n’était pas en concurrence-, pas plus qu’il n’aurait accepté qu’elle composât autour d’elle une contre-cour, comploteuse et cabaleuse, comme l’avaient fait tant de ses devancières. En revanche, c’est lui qui souhaite qu’elle conduise la cour, qu’elle la moralise, qu’elle mène le jeu dans ses appartements, en interdisant aux favorites de tenir des tables chez elle, et qu’en toutes choses, enfin, elle soit le reflet de sa majesté et son unique partenaire dans le déroulement spectaculaire de la parade monarchique. En sacrifiant sa vie privée à sa vie publique – elle la dernière reine de France à le faire – Marie-Thérèse a adhéré pleinement au programme défini par Louis XIV.

 

[1] Voir à ce sujet : Chevé Joëlle, « Marie-Thérèse d’Autriche, une reine espagnole à la cour de France ? » in Bulletin de la Société des Sciences, Lettres Arts de Bayonne, no. 166., 2011, p.137-161.

[2] Princesse Palatine, Une princesse allemande à la cour de Louis XIV, Lettres 1672-1721, 10/18, 1962, p.197-198. Lettre du 24 mars 1719.

[3] Princesse Palatine, Lettres, 1672-1722. Mercure de France, 2009, p.357. Mettre du 13 mai 1605.

[4] Louis XIV, Mémoires, Tallandier, 2001, p.223.

[5] Le marquis de Montausier a tenté de la persuader d’accepter le mariage de la duchesse de Montpensier avec Lauzun.

[6] Saint-Maurice Thomas-François (marquis de), op. cit, t. 2, p.3. Lettre du 2 janvier 1671.

[7] La Palatine, op. cit. Lettre du 22 décembre 1722.

Communications précédentes :

Préface : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/ histoire /2653-ceh-xviiie-session-preface-de-monseigneur-le-duc-d-anjou

Avant-Propos : http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2654-ceh-xviiie-session-avant-propos

La rupture de 1661 (1/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2663-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (2/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2664-la-rupture-de-1661-2-3

La rupture de 1661 (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2684-ceh-la-rupture-de-1661-3-4

De Colbert au patriotisme économique (1/3)

De Colbert au patriotisme économique (2/3)

De Colbert au patriotisme économique (3/3): http://vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/2693-ceh-de-colbert-au-patriotisme-economique-3-3

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (1/3)

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (2/3)

1661 : transfert de la Cour des aides de Cahors à Montauban (3/3): https://www.vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/ceh-1661-transfert-de-la-cour-des-aides-de-cahors-a-montauban-3-3/

Permanence des révoltes antifiscales, 1653-1661 (1/3)

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1661 et les arts : prise de pouvoir ou héritage ? (1/2)

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