Le colonialisme au nom de la République universelle, par Antonin Campana
Lorsque Ferry s’adresse à la Chambre pour convaincre les républicains de se lancer dans l’aventure coloniale, il développe cyniquement des arguments d’ordre économique : c’est qu’il s’adresse aux représentants de l’oligarchie qui, comme aujourd’hui, ne fonctionnent guère qu’au seul bénéfice de leurs propres intérêts. Mais il lance aussi son fameux « devoir pour les races supérieures de civiliser les races inférieures ». Là est l’essentiel pour Ferry comme pour tous les théoriciens de la colonisation : promouvoir et répandre l’universalisme républicain, reprendre le grand œuvre révolutionnaire qui est de convertir le monde aux Lumières afin de l’unifier dans une République universelle.
Pour s’en rendre compte, il suffit de se plonger dans le livre fondamental d’Arthur Girault, paru en 1894 : Principes de colonisation et de législation coloniale. Girault est un juriste, professeur de droit, doyen de faculté, digne représentant d’un régime qui prétend être organisé par la loi. Dès sa parution, l’ouvrage devient la référence absolue du système colonial républicain. Le livre, incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la colonisation républicaine, sera à l’origine du droit colonial républicain et les « principes » exposés, enseignés en faculté de droit, influenceront des générations de juristes. Exprimant les conceptions d’une époque et de l’idéologie coloniale de la République, il aura un impact significatif sur le personnel politique, les ministres, les administrateurs coloniaux, les officiers de troupes coloniales… Il sera réédité cinq fois jusqu’en 1927 !
Arthur Girault croit en la « mission civilisatrice » de la colonisation : « coloniser, écrit-il, c’est fonder une nouvelle société civilisée ». C’est le point de vue (majoritaire) défendu par Ferry mais aussi par des personnalités aussi diverses que Victor Hugo (la colonisation dit celui-ci, c’est « la civilisation qui marche sur la barbarie (…), un peuple éclairé qui s’en va trouver un peuple dans la nuit »), Victor Schoelcher, pourtant « ami des Noirs » (mais aussi coprésident du Congrès colonial international de 1889), ou Jean Jaurès (qui en 1884 voit dans la France une « lumière bienfaisante » partout où elle resplendit).
La mission civilisatrice justifie par avance la colonisation et lui donne une légitimité morale difficilement contestable. Pour Girault, la colonisation ne doit pas être une politique d’assujettissement. Cela serait contraire aux idéaux de la Révolution pour lesquels : « Tous les hommes sont libres et égaux, ils ont les mêmes droits et doivent se traiter en frères sans distinction de patrie, de couleur ou de latitude » (Arthur Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, tome 1).
La politique d’assimilation est pour Girault l’idéal typiquement républicain qui doit guider l’entreprise coloniale. Elle est dans la « logique révolutionnaire » : « Quoi de plus naturel […] que de transporter les Droits de l’homme au-delà des mers ? ». Il ne faut pas séparer, mais unir de plus en plus intimement la métropole aux colonies, colonies destinées, selon Girault, à se transformer en départements : « pourquoi distinguer ? » demande-t-il. Colonie et métropole ne doivent former qu’un même territoire soumis aux mêmes règles. Girault explique que l’assimilation est conforme aux « idées républicaines » (« La Révolution a eu tout au moins le mérite d’avoir une politique coloniale ferme et constante basée toute entière sur un principe : l’assimilation » [Arthur Girault, op. cit.]), il écrit que l’assimilation a été poussée dans ses dernières conséquences par les « assemblées révolutionnaires » et qu’après la parenthèse du Second Empire elle se réaffirme à nouveau depuis 1870. Ainsi, pour Girault, le colonialisme républicain met en pratique les principes fondamentaux hérités de 1789. Sur ce point, nul ne le contredit.
En quoi consiste la politique de colonisation-assimilation selon Arthur Girault ? À terme, idéalement, après un processus plus ou moins long et plus ou moins douloureux « les habitants des colonies doivent avoir les mêmes droits, les mêmes garanties, les mêmes libertés que ceux de la métropole. Ils bénéficient de la même législation civile, ils sont placés sous la sauvegarde des mêmes principes constitutionnels, ils sont citoyens, électeurs, et envoient, comme les autres, leurs représentants siéger dans les assemblées ». Girault, au contraire de nombreux idéalistes républicains, n’est pas un utopiste. Il connaît parfaitement les réalités coloniales. Aussi parle-t-il d’un « idéal de l’assimilation » : un idéal vers lequel il faut tendre sans se cacher les étapes indispensables, voire les violences radicales qui seront parfois nécessaires[1]. Il faut atteindre « l’union de plus en plus étroite de toutes les fractions du territoire de la République ». L’objectif est d’obtenir « un état de choses dans lequel il n’y aurait plus une métropole et des colonies mais simplement la Nation », bref une république universelle.
Dans l’idéal républicain, l’assimilation républicaine doit engendrer une situation où règne une « uniformité générale » qui ne permette plus de « distinguer » les différentes parties du territoire. La « Nation » ainsi comprise est un empire qui présente en tous lieux les mêmes caractéristiques. Ainsi, selon Girault, au terme du projet assimilateur, pourrait-on voir sur tout le territoire de la République, métropole et colonies confondues dans l’homogène :
- Une législation unique « sans distinctions »
- Les mêmes divisions administratives en départements, arrondissements, cantons, communes.
- Le même encadrement administratif (préfets, sous-préfets, maires…)
- La même fiscalité
- Le même pouvoir budgétaire
- L’union douanière et le libre échange réciproque
- Les mêmes droits individuels liés à une même citoyenneté (obligations militaires, admissibilités aux emplois publics, suffrage universel…)
Arthur Girault a raison de souligner que cet idéal de l’assimilation coloniale procède directement de la Révolution et des principes de la République. Nul ne le contredit alors sur ce registre et c’est sa voix qui s’impose naturellement dans les universités, les administrations coloniales ou les ministères. De fait, si l’on fait un petit retour en arrière, on s’apercevra que le colonialisme républicain est l’image amplifiée de ce que fut l’impérialisme républicain des temps révolutionnaires, et que l’idéal colonial n’est que le bégaiement d’une volonté uniformisatrice qui s’est d’abord exercée en Europe.
Par delà les évènements, les échecs, les contradictions et les fausses routes de l’histoire coloniale républicaine, il est important de comprendre les fondements idéologiques qui légitiment cette entreprise de conquête. C’est dans les principes fondamentaux de 1789 que les républicains vont puiser leurs « justes causes ». C’est parce que la République a un ADN mondialiste qu’elle va tout naturellement se lancer dans une entreprise qui aura pour but moins de dominer ou d’exploiter que d’organiser le monde selon un modèle qui se veut civilisateur, unificateur et libérateur. Dans ce projet assimilateur dont la seule vertu est de calibrer d’autres hommes, le peuple français n’est qu’un outil et un moyen pour installer « l’uniformité complète » (Girault). C’est au prix du sang de ce peuple sacrifié que s’exerce et s’étend l’universalisme républicain.
Antonin Campana
[1] En digne héritier des principes de 1789, Girault énonce : « Quant aux indigènes, notre principe [celui de l’assimilation, c’est-à-dire les « principes de 1789 »] peut leur être soit favorable, soit défavorable : dans tous les cas il tend à modifier considérablement leur situation antérieure. Que si on espère pouvoir leur inculquer nos idées et nos mœurs, alors on travaille avec ardeur à en faire des Français comme les autres : on les instruit, on leur accorde le droit de suffrage […]. Mais si on désespère d’arriver à ce résultat, s’ils se montrent réfractaires à notre civilisation, alors, pour les empêcher de jeter une note discordante au milieu de l’uniformité générale, on les extermine et on les refoule ». (A. Girault, op. cit., tome 1, p. 67).
Bien vu. Le colonialisme est une faute que les royalistes doivent laisser pour compte aux républicains, sans chercher à les en absoudre. Pour ma part, j’observe que nous eussions mieux fait de ne pas coloniser du tout, y compris sous la monarchie ; je regarde l’aventure française en Amérique comme une calamité mal organisée, préparée et exécutée, qui nous a coutée cher et qui fait aujourd’hui des Québécois des sujets du roi d’Angleterre.